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l’irréligion de l’avenir.

III. — Oui, je survivrai dans le tout et je survivrai dans mes œuvres ; mais cette immortalité scientifique de l’action et de la vie est-elle suffisante pour le sentiment religieux ? Comme individu, qu’est-ce que la science, qu’est-ce que la philosophie de l’évolution peuvent me promettre ou me laisser espérer ? De l’immortalité en quelque sorte extérieure et impersonnelle, pouvons-nous passer à l’immortalité intérieure et personnelle ?

Assurément ce n’est point à la science que l’individualité peut demander des preuves de sa durée. La génération, aux yeux du savant, est comme une première négation de l’immortalité individuellie ; l’instinct social qui ouvre notre cœur à des milliers d’autres êtres et le partage à l’infini, en est une seconde négation ; l’instinct scientifique lui-même et l’instinct métaphysique, qui fait que nous nous intéressons au monde entier, à ses lois et à ses destinées, diminue encore, pour ainsi dire, notre raison d’être comme individus bornés. Notre pensée brise le moi où elle est enfermée, notre poitrine est trop étroite pour notre cœur. Oh ! comme on apprend rapidement dans le travail de la pensée ou de l’art à se compter pour peu soi-même ! Cette défiance de soi ne diminue en rien l’enthousiasme ni l’ardeur ; elle y mêle seulement une sorte de virile tristesse, quelque chose de ce qu’éprouve le soldat qui se dit : « Je suis une simple unité dans la bataille, moins que cela, un cent-millième ; si je disparaissais, le résultat de la lutte ne serait sans doute pas changé ; pourtant je resterai et je lutterai. »

Toute individualité, au point de vue scientifique, est une sorte de patrie provisoire pour nous. Toute patrie, d’autre part, est une sorte de grand individu ayant sa conscience propre faite d’idées et de sentiments qu’on ne retrouve pas ailleurs. Aussi peut-on aimer sa patrie d’un amour plus grand et plus puissant qu’on n’aime tel ou tel individu. Cet amour ne nous empêche pas de comprendre que notre patrie ne sera pas immortelle comme nation, qu’elle aura sa période d’accroissement et de dissolution, que les obstacles qui séparent les peuples sont faits pour tomber ici et pour se relever là, que les nations sans cesse se défont, se refont et se mêlent. Pourquoi, lorsque nous aimons notre être individuel, ne consentons-nous pas à faire le même raisonnement et voudrions-nous le murer à jamais dans son individualité ? quand une patrie meurt, pourquoi un homme ne pourrait-il pas mourir ? Si c’est parfois