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la genèse des religions.

quelque chose au delà ; par habitude, il place toujours la fin du monde aux extrémités de ses rayons visuels, qui forment une sphère apparente et immobile. Il a de !a peine à comprendre que l’espace céleste soit infiniment plus grand que le monde visible. Il ne pense pas davantage que des objets puissent le dépasser en quelque sorte infiniment par leur petitesse ; la divisibililé à l’infini où M. Max Müller voit une évidence pour les sens, est le résultat du raisonnement le plus abstrait : naturellement, nous sommes portés à croire que la petitesse de la nature s’arrête où nous nous arrêtons, c’est-à-dire à l’atome visuel, au minimum visibile.

Quant à cette « souffrance de l’invisible » dont parle M. Max Müller, c’est un mal tout moderne, qui, au lieu de provoquer l’idée de l’infini, est au contraire le produit tardif de cette idée acquise à force de raisonnement et de science ; loin de marquer l’origine des religions, la « souffrance de l’inconnu » en marque l’insuffisance, elle en annonce la fin. L’homme primitif s’inquiète fort peu de l’infinité de la nature et du silence éternel des espaces ; il a bientôt fait de se tailler un monde à sa mesure et de s’y enfermer. Il ne souffre guère que du monde visible ; c’est là qu’il trouve pour son activité physique et intellectuelle un objet plus que suffisant : ses dieux, il ne va pas les chercher bien loin, il les rencontre pour ainsi dire sous sa main, il croit les toucher du doigt, il vit en société avec eux. Ils lui sont d’autant plus redoutables qu’ils sont plus voisins de lui. Pour son intelligence encore grossière, la grandeur des dieux ne se mesure pas à leur infinité intrinsèque, mais à la puissance de leur action sur lui ; si le ciel avec ses soleils ne l’éclairait ni ne le réchauffait, ce ne serait pas le père universel, le Dyaush-pitàr, le Ζεύς, le Jupiter. Nous ne voulons pas dire avec Feuerbach que la religion ait simplement sa racine dans l’intérêt grossier, dans l’égoïsme brutal ; en ses relations avec les dieux comme avec ses semblables, l’homme est moitié égoïste, moitié altruiste : ce que nous maintenons, c’est que l’homme n’est pas rationaliste à la façon de M. Müller, que la notion de l’infini s’est développée indépendamment de la foi religieuse ; bien plus, qu’elle ne tarde pas à entrer en lutte avec celle-ci et à la dissoudre. Lorsque, par le progrès de la pensée humaine, le monde en vient à être conçu comme infini, il déborde les dieux, il les dépasse. C’est ce qui s’est produit en Grèce au temps