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la physique religieuse et le sociomorphisme.

fussent-ils pas, il ne s’ensuivrait nullement que tous les autres cultes proviennent du culte des morts. La mort est sans doute un fait tellement fréquent et brutal qu’il s’impose de bonne heure à l’attention des peuples primitifs ; l’idée de la sépulture se retrouve en germe jusque chez les animaux : n’a-t-on pas vu souvent, après leurs batailles, les fourmis remporter les cadavres de leurs soldats ? Mais, de ce que l’intelligence des hommes a dû être nécessairement portée de ce côté, faut-il en conclure que ce soit la seule direction où elle se soit jamais engagée ? Pour faire un dieu, il faudrait, suivant M. Spencer : 1o un mort ; 2o la conception du « double d’un mort », c’est-à-dire d’un esprit ; 3o la croyance que cet esprit peut prendre pour siège non seulement le corps qu’il occupait précédemment, mais un autre corps, une effigie inanimée, un arbre, une pierre, etc. Quelle complication ! On sait de quelle façon ing’énieuse et surprenante M. Spencer explique le culte des arbres : tantôt c’est le culte des âmes des morts qui paraissent, pour une raison ou pour une autre, s’y être fixées ; tantôt il prodent d’une légende mal comprise : une tribu sortie des forêts, venue des arbres, finit par croire qu’elle est réellement née des arbres, qu’elle a des arbres pour ancêtres. — En vérité, cela nous paraît bien artificiel. Un grand arbre est par lui-même vénérable ; je ne sais quelle « horreur sacrée » est répandue dans les profondes forêts. La nuit et l’obscurité entrent pour une notable part dans la formation des religions ; or la forêt, c’est la nuit éternelle, avec son imprévu, ses frissons, le gémissement du vent dans les branches, qui semble une voix, le cri des bêtes fauves, qu’on dirait quelquefois sortir des arbres eux-mêmes. Puis, quelle de intense et silencieuse circule dans l’arbre, pour celui qui y regarde d’assez près ! L’animal n’observe pas assez pour voir les plantes grandir, la sève monter ; mais quel ne dut pas être l’étonnement de l’homme lorsqu’il remarqua que les racines des arbres s’enfonçaient jusque dans le roc, que leurs troncs faisaient craquer toute entrave, qu’ils s’élevaient d’année en année, et que leur pleine vigueur commençait avec sa vieillesse ! La végétation de la forêt est une vie, mais si différente de la nôtre, qu’elle devait naturellement inspirer l’étonnement, le respect à nos ancêtres. Rappelons encore que la sève de certains arbres, lorsqu’elle s’épanche d’une blessure, a la couleur du sang, d’autres fois la couleur et presque le goût du lait.