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la physique religieuse et le sociomorphisme.

on voit souvent les combattants s’acharner non seulement contre leurs ennemis, mais aussi contre tout ce qui leur appartient : il semble que quelque chose d’eux ait passé à ce qu’ils possédaient. Rien de plus difficile à se figurer que la profonde indifférence de la nature.

M. Spencer, qui nie que l’enfant soit porté spontanément à frapper le meuble où il s’est blessé, n’ignore pourtant point que tel sauvage, l’Indien Tupis, par exemple, s’il vient à heurter du pied contre une pierre, entre en fureur contre elle et la mord comme un chien. M. Spencer ne voit dans les faits de ce genre qu’un phénomène tout physique, le besoin de décharger sa colère sous forme de violentes actions musculaires ; mais ce besoin même ne peut que favoriser la naissance d’une illusion psychologique, dont la ténacité sera proportionnée à l’intensité du sentiment. Le physique et le moral sont trop liés pour qu’une décharge physique de la colère ne produise pas au moral une croyance correspondant à cette action : si un instinct puissant vous porte à traiter une pierre comme un ennemi, vous en viendrez à voir très réellement un ennemi dans cette pierre.

M. Romanes a imaginé des expériences, du même ordre que celles de M. Spencer, sur un terrier de Skye fort intelligent. Ce terrier avait, comme beaucoup d’autres chiens, l’habitude de jouer avec des os desséchés, les jetant en l’air et leur donnant l’apparence de la vie afin d’avoir le plaisir de courir après. « Une fois, j’attachai un long et mince fil à un os dénudé, et lui donnai cet os pour s’en amuser. Après qu’il eut joué quelque temps, je choisis un moment opportun, lorsque cet os fut tombé à terre à quelque distance et que le terrier allait le rejoindre, et j’éloignai doucement l’os en tirant sur le fil. Aussitôt l’attitude du terrier changea entièrement. L’os qu’il avait fait semblant de considérer comme vivant lui paraissait réellement tel, et son étonnement n’avait pas de bornes. Il commença à s’en approcher nerveusement et avec précaution, comme le décrit M. Spencer ; mais le lent mouvement de l’os continuait ; et le chien devenait de plus en plus certain que ce mouvement ne pouvait être expliqué par un restant de l’impulsion qu’il avait lui-même communiquée à l’os : son étonnement devint de la terreur, et il courut se cacher sous des meubles pour contempler à distance ce spectacle déconcertant d’un os desséché revenant à la vie. »

Une autre expérience de M. Romanes sur le même chien