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ÉPICURE

sance empruntée à la nature et qui se retrouve en ses éléments. De nos jours encore nous sommes portés à croire que la question de la liberté est une question exclusivement humaine, qu’elle nous regarde seuls, que nous pouvons nous retrancher dans notre for intérieur pour y discuter à loisir si nous sommes libres ou si nous ne le sommes pas. Nous nous imaginons aisément que l’univers entier peut être soumis à la fatalité sans que notre liberté, si elle existe, en reçoive d’atteinte. Mais alors, demande Epicure, cette liberté, d’où viendrait-elle ? « unde est hæc, fatis avolsa, potestas ? » comment pourrait-elle naître et subsister dans un monde absolument dominé par des lois nécessaires ? serions-nous donc des étrangers dans ce monde ? serions-nous tombés du ciel, comme Vulcain ? Si cela était, il faudrait supposer l’existence d’un Jupiter, d’un dieu, d’un maître ; nous reviendrions alors à l’esclavage dont Epicure veut nous faire sortir. Non, toutes les causes sont naturelles, et puisque « rien ne vient de rien, » notre liberté vient de la nature même. Il est curieux de voir Lucrèce invoquer ainsi en faveur de la déclinaison spontanée le fameux axiome ex nihilo nihil, qu’on a précisement tant de fois opposé à cette hypothèse. Selon lui, ce qui est dans reflet se trouve déjà dans les causes : si donc nous avons des mouvements spontanés, c’est que, dans tout mouvement, il peut y avoir quelque spontanéité ; si nous sommes vraiment libres de nous porter volontairement vers mille directions, il faut que toutes les parties de notre être, qui nous ont formés en s’assemblant, possèdent un pouvoir analogue, plus ou moins étendu, plus ou moins conscient, mais réel. Epicure arrive ainsi à nier l’inertie absolue de la matière, ou plutôt de ses éléments primitifs. C’est une sorte de dynamisme qu’il ajoute au mécanisme pur et simple de Démocrite.

Les adversaires d’Epicure ont essayé, comme nous l’avons vu, de sortir du dilemme qu’il leur posait : — ou la spontanéité dans les choses, ou la nécessité dans l’âme ; — mais il est douteux qu’ils aient réussi. De nos jours le même dilemme se pose encore à nous. Au fond la nature n’est pas un tout absolument hétérogène ; nous portons en nous quelque chose de l’animal, l’animal quelque chose du végétal, le végétal quelque chose du règne qui le précède ; et tous ces êtres, à leur tour, doivent avoir en eux quelque chose