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ÉPICURE

crut désormais que c’était, au moins pour les élus, monter dans la lumière. Une vie bienheureuse apparut après la vie d’ici-bas, et l’existence terrestre, qui avait semblé jusqu’alors le suprême bonheur au prix de l’épouvante qu’inspirait l’existence aux enfers, devint tout-à-coup méprisable.

A l’époque d’Epicure, rien n’annonce encore cette révolution. La mort est un objet universel de crainte ; ou plutôt, chose remarquable, on craint moins la mort que la vie future, telle que la religion la représente. A la longue, une association d’idées très tenace s’est faite entre la vie future, l’horreur du tombeau, la nuit souterraine et les fantômes dont l’imagination est toujours portée à peupler la nuit. On ne peut s’imaginer que la mort soit la paix, le repos, non l’inquiétude et le tourment : on ne peut croire à un anéantissement complet. L’épicurien qui, lui, pouvait se supposer « mort tout entier » était un objet de secrète envie pour le superstitieux qui croyait aux enfers[1]. De nos jours, aux yeux des croyants, la mort est, suivant le calcul de Pascal, un coup de dés où l’on peut tout perdre, mais où l’on peut aussi tout gagner ; — pour les anciens, on n’y pouvait

  1. Plut., de la Superst., 31. — Les philosophes pensaient consoler ceux qui avaient perdu quelque proche en leur apprenant qu’il n’est pas de vie future, et que par conséquent le mort pleuré par eux jouissait d’un éternel repos. (V. M. Martha, Le poëme de Lucrèce). A Rome, au temps de Sénèque, un jeune homme meurt dans un âge encore tendre, alors que, par la pureté de ses mœurs, il avait merité d’entrer encore enfant dans un collège de prêtres. Senèque écrit à Marcia sa mère, et voici les consolations qu’il lui donne : « Penses-y bien, celui que tu as perdu n’est affligé de nuls maux ; ces croyances qui rendent à nos yeux les enfers terribles, ce sont des fables ; nulles ténèbres ne menacent les morts, point de prison, point de fleuves brûlants de feu, point de fleuve d’oubli, ni de tribunaux ni d’accusés, et dans cette liberté si large nuls tyrans nouveaux. Les poètes ont imaginé ces choses en se jouant, et nous ont agités de vaines terreurs... Une grande et éternelle paix l’a reçu. » (Sén., Consol. ad Marc., 19, V.) Qu’on substitue par la pensée à Senèque un de nos philosophes contemporains, et à Marcia la mère pieuse de quelque jeune prêtre de nos jours, ces paroles deviendraient vraiment étranges. C’est généralement à ses prêtres et à ses fidèles les plus convaincus qu’une religion promet après la mort les destinées les plus hautes ; mais la religion païenne, on le voit, promettait si peu de chose aux siens, qu’en comparaison l’anéantissement complet pouvait paraître préférable.