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ÉPICURE

notre bonheur : c’est un tout complet, qui se suffit à lui-même : « Epicure nie que la durée puisse ajouter quelque chose au bonheur de la vie, et qu’une volupté soit moindre, perçue dans un court espace de temps, que si elle était éternelle... Lui qui place le souverain bien dans le plaisir, il nie que le plaisir puisse être plus grand dans un temps infini que dans un temps limité et modique[1]. » Ce qui importe, dans la jouissance, ce n’est pas sa durée, c’est son intensité ; la jouissance la plus véritable et la vie la plus parfaite, παντελῆ βίον, le sont par elles-mêmes et abstraction faite du temps. « Le temps, qu’il soit sans bornes ou borné, contient un plaisir égal, si on sait mesurer par la raison les bornes de ce plaisir[2]. » Il y a ainsi dans la jouissance une sorte de plénitude et de surabondance intérieure, qui la rend indépendante du temps comme de tout le reste : le vrai plaisir porte son infinité au-dedans de lui. Qu’importe que la vie du sage soit bornée ? Prise en elle-même, elle est aussi heureuse que la vie divine, la vie éternelle, et Epicure peut « disputer de bonheur avec Jupiter même[3]. »

Cette doctrine d’Epicure, qui élève le bonheur au-dessus du temps, et le condense en quelque sorte dans une durée limitée sans lui enlever rien de sa valeur inestimable, a été reprise de nos jours par un philosophe allemand qui niait comme Epicure l’immortalité personnelle : nous voulons parler de Feuerbach. Il est intéressant de comparer les arguments par lesquels Epicure et Feuerbach cherchent tous deux à démontrer que l’immortalité est inutile. « Chaque instant, écrit le philosophe allemand, est une existence pleine et entière, d’une importance infinie, satisfaite en soi, affirmation illimitée de sa propre réalité. » C’est la même idée, traduite dans un langage métaphysique, qu’Epicure vient d’exprimer en disant : « Le temps, qu’il

  1. De finibus, II, xxvii, 87, 88 : « At enim negat Epicurus ne diuturnitatem quidem temporis ad beate vivendum aliquid afferre, nec minorem voluptatem percipi in brevitate temporis, quam si illa sit sempiterna... Quum enim summum bonum in voluptate ponat, negat infinito tempore ætatis voluptatem fieri majoren quam finito atque modico. » Voir ibid., 1. I, xix, 63.
  2. Ὁ ἄπειρος χρόνος ἴσην ἔχει τὴν ἡδονὴν καὶ ὃ πεπερασµένος, ἐὰν τις αὐτῆς τὰ πέρατα Ἀαταμετρήσῃ τῷ λοχισμῷ. Diog. L., 45.
  3. Stob., Florileg., jam. cit.