Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/124

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
120
ÉPICURE

sait garder sa tranquillité en face de la mort, et peut s’en servir, mais seulement avec réflexion et fermeté, comme d’un moyen pour le bonheur. L’épicurien, comme le chrétien, mais dans un bien autre but, a la mort devant ses yeux, s’y prépare, va au-devant d’elle par la pensée. « Lequel vaut mieux, dit Epicure, que la mort vienne vers nous, ou nous vers elle ? » Et Sénèque, commentant ces paroles, ajoute : « Penser à la mort, c’est penser à la liberté... Une seule chaîne nous retient, c’est l’amour de la vie. Sans la briser entièrement, il faut l’affaiblir de telle sorte qu’au besoin elle ne soit plus un obstacle, une barrière qui nous empêche de faire à l’instant ce qu’il nous faut faire tôt ou tard[1]. »

Epicure donna à la fois, on le sait, le précepte et l’exemple de l’« ataraxie » en face de la mort : dans sa douloureuse maladie (il avait la pierre) il montra un courage que les Stoïciens eux-mêmes s’exhortaient à imiter. Marc-Aurèle ecrit dans ses Pensées, se parlant à lui-même : « Imite Epicure. Epicure dit : Quand j’étais malade, je ne m’entretenais avec personne des souffrances de mon corps ; jamais, dit-il, je n’en parlais à ceux qui venaient me visiter. Toujours je discutais sur mon objet habituel, la nature des choses ; je cherchais à voir comment la pensée, bien qu’en communication avec ces sortes de mouvements qui affectent le corps, peut être exempte de trouble, en se maintenant dans la jouissance du bien qui lui est propre. Je ne donnais pas, dit-il encore, une occasion aux autres de s’enorgueillir par l’idée de l’importance de leurs secours. Ma vie, même alors, était heureuse et tranquille. Imite donc Epicure[2]. »

La dernière lettre d’Epicure nous a été conservée ; la voici : « Epicure à Hermarchus, salut. Lorsque je t’écrivais ceci, je passais un jour heureux, qui est en même temps mon dernier jour ; de telles souffrances s’attachaient à moi, que rien n’eût pu ajouter à leur intensité ; mais en face de toutes ces douleurs du corps j’avais disposé et mis en ligne (ἀντιπαρετατέττο) la joie de l’esprit qui provenait du souvenir de mes inventions. Toi, pour donner une nouvelle marque de l’attache-

  1. Epic. ap. Senec., ibid.
  2. Marc-Aurèle, trad. Pierron, 80.