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LES DIEUX SONT-ILS DE SIMPLES IDÉAUX

excepté la piété. — Mais cette piété des Epicuriens est moins étonnante qu’il ne le semble, si l’on songe qu’elle ne coûte pas grand effort ; que l’effort et la peine seraient plus grands s’il fallait se dérober aux croyances vulgaires ; que ces croyances elles-mêmes ont un fondement naturel, et sont rationnelles par leurs principes. Les dieux existent réellement, suivant Epicure ; ils sont beaux, ils sont heureux, ils sont comme notre image embellie : pourquoi ne nous prosternerions-nous pas devant eux ?

IV. — La doctrine d’Epicure sur les dieux a toujours paru fort étrange aux historiens de la philosophie. Beaucoup de philosophes, y compris Posidonius, cité par Cicéron, crurent que les dieux paresseux d’Epicure étaient pour lui un pis-aller, que cette hypothèse n’exprimait pas le fond de sa pensée, qu’Epicure était un athée déguisé, et qui plus est, hypocrite. La critique moderne a démontré qu’il n’en était pas ainsi : au temps d’Epicure on pouvait nier les dieux sans danger et, en tous cas, on pouvait ne pas les adorer[1]. L’époque où Socrate avait bu la ciguë était passée depuis longtemps ; Socrate même, on le sait, avait été frappé pour des opinions politiques plutôt que pour des innovations religieuses. Si Epicure a affirmé nettement que les dieux existaient, s’il a consacré un ouvrage entier à la piété[2], si enfin il a donné toute sa vie l’exemple de cette piété qu’il vantait dans ses écrits, c’est que réellement il croyait à l’existence des dieux et qu’il les adorait comme des êtres très réels. Cependant, le récent historien du matérialisme, Lange, a émis dans son grand ouvrage une hypothèse nouvelle sur la théologie d’Epicure. Suivant lui, les dieux d’Epicure n’avaient pas d’existence réelle : c’étaient de simples idéaux. « Il est indubitable qu’en réalité Epicure honorait la croyance aux dieux comme un élément de l’idéal humain, mais qu’il ne voyait pas dans les dieux eux-mêmes des êtres extérieurs. Le système d’Epicure resterait pour nous enveloppé de contradictions, si on ne l’envisageait au point de vue de ce respect subjectif pour les dieux qui met notre âme dans un accord harmonique avec elle-même. » Tandis que la foule

  1. V. M. Zeller, Die philos. der Griech.
  2. Diog. Laërt., x, 12.