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INTRODUCTION

chez Stuart-Mill il prend sa forme définitive, qui d’ailleurs, nous le verrons plus tard, n’est pas toujours très éloignée de sa forme première. Enfin, chez les Spencer et les Darwin il grandit encore ; au système moral d’Epicure plus ou moins transformé se joint un vaste système cosmologique : de nouveaux Démocrites viennent fournir aux épicuriens modernes les moyens d’appuyer leur morale sur les lois du monde entier et d’envelopper dans une même conception l’univers et l’homme.

En résumé l’épicurisme, si puissant dans l’antiquité, a repris de nos jours assez de force pour dominer successivement chez deux des plus grandes nations de l’Europe, en France avec Helvétius et presque tous les philosophes du xviiime siècle, en Angleterre avec Bentham et l’école anglaise contemporaine. Tous les penseurs de l’Angleterre, sauf de rares exceptions, lui appartiennent maintenant, et son influence en notre pays même, restée considérable depuis le siècle dernier, tend à s’accroître en face du stoïcisme nouveau de Kant et de son école. Partout, dans la théorie et dans la pratique, nous trouvons en présence deux morales, qui s’appuient sur deux conceptions opposées du monde visible et du monde invisible. Ces deux doctrines se partagent la pensée, se partagent les hommes. La lutte ardente entre les Épicuriens et les Stoïciens, qui dura autrefois pendant cinq cents ans, s’est rallumée de nos jours et s’est agrandie.

Cette lutte des doctrines morales tend même, semble-t-il, d’après les lois de la pensée humaine, à occuper toujours davantage les esprits. En effet, s’il est un problème par excellence capable de passionner, s’il en est un dont la discussion intéresse l’humanité entière, c’est le problème moral ; il n’est pas d’homme dont l’attention ne s’éveille quand on lui parle de devoir, de justice ou de droit. Une seule chose a pu en quelque sorte faire diversion aux questions morales et les rejeter au second rang pendant toute une époque de l’histoire, c’est l’enthousiasme religieux. La foi religieuse, en effet, donnait dans une certaine mesure satisfaction à ces deux tendances qui se partagent l’homme, la tendance désintéressée et la tendance utilitaire ; le désintéressement trouvait son objet dans l’amour de Dieu et des hommes en Dieu ; l’intérêt trouvait sa satisfaction dans l’attente d’un avenir auquel tous croyaient, et il