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HOBBES

Qu’on ne blâme pas cette victoire de la force ; car en vertu de quoi la blâmerait-on ? N’est-ce pas nécessairement et fatalement que chacun est emporté par le désir ou la répulsion ? Or, ce qui est nécessaire est raisonnable, et ce qui est raisonnable est juste ; c’est un droit. Ce mot de droit signifie la liberté ou puissance que chacun possède d’user de ses facultés selon la droite raison, c’est-à-dire de poursuivre sa fin naturelle. Cette fin naturelle est la conservation de sa vie et de sa personne. Mais le droit à la fin donne le droit aux moyens nécessaires pour cette fin. Voici donc quelle sera la formule dernière du droit naturel : chacun a le droit d’employer tous les moyens et d’accomplir toutes les actions nécessaires à sa conservation. Or, il n’est pas de chose qui ne puisse sembler à quelqu’un nécessaire à sa conservation : il n’est donc point de chose sur laquelle il n’ait droit ; ainsi, d’après le droit naturel, tout est à tous[1] ; la seule mesure de ce droit, c’est l’utilité de chacun ; la seule sanction, la force ; la conséquence, la guerre. Guerre de tous contre tous, voilà tout ensemble le fait premier et le premier droit de la nature[2].

Qu’on n’objecte pas à Hobbes qu’il accuse la nature humaine : dans ce choc des forces produit par le choc des intérêts, il n’y a point de péché, il n’y a point d’injustice, puisque les lois n’existent pas encore. La justice et l’injustice n’appartiennent point à l’homme en tant qu’homme, mais en tant que citoyen. Dans la nature, la force et la ruse sont des vertus. Ne trouve-t-on pas tout naturel de prendre en voyage des compagnons et des armes, de fermer sa maison par crainte des voleurs ? Les chiens mordent ceux qu’ils ne connaissent point et la nuit ils aboient contre tout le monde : ainsi doivent se conduire les hommes dans l’état de nature. La guerre, n’est-ce pas la loi des peuples sauvages ; n’est-ce pas, même chez nous, la loi des princes et des peuples, entre lesquels l’état de nature subsiste encore ? Quand, au milieu de la discorde, de la défiance, de la faiblesse universelles, un homme secouant et brisant toutes les entraves s’élève soudain sur la tête des autres, peu importe les moyens qu’il a employés, fût-ce Caïn et Abel fût-il sa victime, devant ce

  1. De cive, Lib., I, 7, 8, 10.
  2. De cive, Lib., I, 12.