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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

rale et de sa psychologie. Lorsque tous auront ainsi soumis leurs volontés et transmis leurs droits à un seul, celui-ci en acquerra de si grandes forces, « que, par la terreur qu’elles inspireront, il pourra conformer les volontés de chacun à l’unité et à la paix[1]. »

Par ce contrat et cette aliénation de tous les droits, la cité est formée[2], la cité, cette chose merveilleuse, cette harmonie artificielle de forces naturellement discordantes, cet admirable monstre dont les parties si diverses, prêtes à s’échapper et à se disperser en tous sens, ne demeurent unies que parle seul attrait de l’intérêt et par le seul lien de la puissance. Quand Hobbes a construit cet être étrange avec toutes les ressources de son génie, s’étonnant de sa propre œuvre, il l’admire et lui cherche un nom symbolique. Après avoir ainsi créé, fait grandir, élevé à la suprême puissance ce souverain roi, cette personne civile en qui il fait respirer, vivre et marcher l’Etat, que lui reste-t-il à faire, si ce n’est à le déifier et à l’adorer ? Cet être merveilleux est plus divin qu’humain : il est le dieu mortel, Léviathan. Ainsi nos ancêtres entouraient d’une horreur religieuse ces blocs gigantesques qu’ils avaient dressés de leurs propres mains et qui, branlant sans tomber jamais, menaçaient éternellement les adorateurs agenouillés à leurs pieds. Le dieu de Hobbes, comme celui des premiers peuples, est le dieu de la force ; c’est surtout pour cela, peut-être, qu’il est un dieu mortel.

En somme, la partie politique du système de Hobbes, que nous n’exposerons pas ici dans tous ses détails, ne manque ni de vigueur ni de logique : dès qu’on admet un souverain quelconque, et non plus seulement un mandataire, toutes les conséquences auxquelles aboutit Hobbes doivent être acceptées d’avance. Sa politique pêche donc surtout par le principe dont elle est déduite, et elle périra avec lui. Ce que les successeurs de Hobbes garderont en le transformant, c’est le vaste système sensualiste et naturaliste dont Hobbes a été le rénovateur dans les temps modernes, comme Epicure et Dé-

  1. De cive, Imp., V, 8.
  2. De cive, Imp., V, 9 : Civitas est persona una, cujus voluntas, ex pactis plurium hominum, pro voluntate habenda est ipsorum omnium ; ut singulorum viribus et facultatibus uti possit, ad pacem et defensionem communem.