Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/212

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
208
LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

La Rochefoucauld, contemporain du philosophe anglais, va sur ce point le continuer ; mais il pénètrera bien plus avant dans l’âme humaine, et il y fera descendre en même temps l’intérêt et l’égoïsme. Peu de psychologues ont égalé la finesse d’analyse de La Rochefoucauld ; aucun n’a saisi avec plus de perspicacité cette partie cachée de tout sentiment humain où va se réfugier, parfois invisible à tous les yeux, une pensée égoïste ; cette pensée « de derrière la tête », La Rochefoucauld l’aperçoit, la saisit et l’amène au jour. Rien ne lui échappe ; les sentiments les plus déliés, il les distingue ; les plus complexes, il les démêle ; les plus sinueux, il les suit ; les plus spontanés, il les explique par des conséquences nécessaires. Il se plaît dans tous les détours du cœur humain ; en a-t-il vu, comme parlait Voltaire, la grande route ?

Tous les plaisirs, avait dit Hobbes, se ramènent à deux principaux : pour le corps, la jouissance ; pour l’âme, la vanité. Hobbes, toutefois, avait surtout insisté sur le premier de ces plaisirs et l’avait confondu avec sa cause ou son moyen immédiat, la force. Dans La Rochefoucauld, au contraire, le second plaisir prédomine et efface tous les autres ; à la puissance physique, à l’être grossier de Hobbes, il substitue le paraître. Grand seigneur, et entouré de grands seigneurs, il a avec eux vécu, intrigué, flatté le maître ; lorsque, cessant la vie d’homme de cour, il commence celle de penseur ; lorsque, se retirant en lui-même, il s’observe, se scrute, scrute et observe surtout ces gens orgueilleusement hypocrites au milieu desquels il a vécu : alors, n’importe ou il jette ses regards, il n’aperçoit qu’hypocrisie ; derrière l’hypocrisie, la vanité, et derrière tout cela, comme conséquence et comme principe, la bassesse et l’intérêt. En présence d’une telle montre de sentiments et d’un tel vide, il est prêt à s’écrier avec la Bible et Bossuet : Tout n’est que vanité, — en prenant ce mot dans son sens strict ; mais il se ravise : sous le vide de la vanité se cache la seule chose qui ne soit pas vaine, l’intérêt et l’égoïsme : tout n’est donc qu’intérêt. Plus cet intérêt se fait petit et se dérobe, plus en réalité il est grand et vif, car plus est grande la vanité ; aussi, pour La Rochefoucauld, la mesure de la vanité, c’est en quelque sorte la peine qu’il éprouve à la découvrir ; plus elle est voilée, pire elle est, et il irait peut-être jusqu’à dire que, la