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LA ROCHEFOUCAULD

précieuses, se rend lui-même infiniment précieux. De tous les trafics de l’amour-propre, c’est celui où il fait le moins d’avances et de plus grands profits. C'est un raffinement de sa politique, avec lequel il engage les hommes par leurs biens, par leur honneur, par leur liberté et par leur vie, qu’ils sont obligés de confier, en quelques occasions, à élever l’homme fidèle au-dessus de tout le monde[1]. »

La justice est encore plus franchement intéressée : Ce n’est qu’une vive appréhension qu’on ne nous ôte ce qui nous appartient. De là vient cette considération et ce respect pour tous les intérêts du prochain, et cette scrupuleuse application à ne lui faire aucun préjudice..... Sans cette crainte, l’homme ferait des courses continuelles sur les biens des autres. » « On blâme l’injustice, non par l’aversion que l’on a pour elle, mais par le préjudice que l’on en reçoit. » « La justice, dans les juges, n’est que l’amour de leur élévation[2]. »

Pas plus que la justice qui respecte, la bonté qui donne et, en général, toutes les vertus affectives et sociales, ne sont désintéressées : « Qui considérera superficiellement tous les effets de la bonté qui nous fait sortir de nous-mêmes, et qui nous immole continuellement à l’avantage de tout le monde, sera tenté de croire que, lorsqu’elle agit, l’amour-propre s’oublie et s’abandonne lui-même, se laisse dépouiller et appauvrir sans s’en apercevoir, de sorte qu’il semble que l’amour-propre soit la dupe de la bonté. Cependant c’est le plus utile de tous les moyens dont l’amour-propre se sert pour arriver à ses fins ; c’est un chemin dérobé par où il revient à lui-même plus riche et plus abondant ; c’est un désintéressement qu’il met à usure ; c’est enfin un ressort délicat, avec lequel il réunit, il dispose et tourne tous les hommes en sa faveur[3]. » D’autres fois la bonté, pour être moins calculée, n’est pas plus méritoire : « Nul ne mérite d’être loué de sa bonté, s’il n’a pas la force d’être méchant : toute autre bonté n’est le plus souvent que paresse ou impuissance de la volonté[4]. »

  1. Max. 170; — Premières pensées, 89.
  2. Prem. pens., 22. 24, 23.
  3. Prem. pens., 77.
  4. Max. 237.