Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/240

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
236
LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

vent selon la raison. Donc les hommes sont d’autant plus utiles les uns aux autres que chacun cherche davantage ce qui lui est utile. » Voilà encore Epicure et Zénon réconcilés : vivre conformément à la nature ou vivre conformément à la raison, c’est vivre conformément à son intérêt particulier et conformément à l’intérêt de tous : c’est être heureux et vertueux. De là nous passons à cet autre théorème que Socrate eût admis ainsi qu’Aristote : « Le bien suprême de ceux qui pratiquent la vertu leur est commun à tous, et ainsi tous peuvent également en jouir[1]. » Ce bien, en effet, est la connaissance de la vérité éternelle ou de Dieu, et nous revenons ainsi à l’absorption finale de tous en Dieu qui est le souverain bien des mystiques : « Le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il le désirera également pour les autres hommes, et avec d’autant plus de force qu’il aura une plus grande connaissance de Dieu. » « L’amour de Dieu ne peut être souillé par aucun sentiment d’envie ni de jalousie ; et il est entretenu en nous avec d’autant plus de force que nous nous représentons un plus grand nombre d’hommes comme unis avec Dieu de ce même lien d’amour[2]. » Mais cet amour, au fond, n’a rien de libre ; c’est une nécessité de la raison ; c’est encore un intérêt. Seulement cet intérêt, étant rationnel, est universel. Il y a donc ici coïncidence entre l’intérêt et le désintéressement, entre l’amour de soi et l’amour d’autrui. C’est que le Dieu de Spinoza, en définitive, c’est nous-mêmes, dans notre substance éternelle ; et cette substance étant commune à tous les autres, aimer Dieu, s’aimer soi-même et aimer tous les autres, c’est un seul et même amour. La morale de l’utilité particulière s’efforce ainsi de s’identifier avec la morale universelle.

IV. — Même mouvement d’idées dans la politique de Spinoza, comparée à celle de Hobbes. Hobbes voulait une abdication absolue de l’individu au profit du souverain ; mais, en fait, cette abdication est impossible. Il y a, en effet, un pouvoir, et conséquemment un droit, que nous ne pouvons abdiquer : le pouvoir de penser. Pour-

  1. Prop, xxxvi.
  2. V, Prop., 20.