provient plus seulement d’une conviction raisonnée : on est charitable, quand on est bienfaisant non-seulement par raison, mais par nature ; il y a des gens qui naissent ou deviennent naturellement propres au dévouement : « L’homme humain est celui pour qui la vue du malheur d’autrui est une vue insupportable, et qui, pour s’arracher à ce spectacle, est pour ainsi dire forcé de secourir le malheureux. Pour l’homme inhumain, au contraire, le spectacle de la misère d’autrui est un spectacle agréable : c’est pour prolonger ses plaisirs qu’il refuse tout secours aux malheureux. Or, ces deux hommes si différents tendent cependant tous deux à leurs plaisirs, et sont mus par le même ressort. » Helvétius conclut, en se servant presque des termes de La Rochefoucauld, « que c’est uniquement à la manière différente dont l’intérêt personnel se modifie, que l’on doit ses vices et ses vertus[1]. »
Toutefois, Helvétius se pose à lui-même cette objection : « Si l’on fait tout pour soi, l’on ne doit donc pas de reconnaissance à ses bienfaiteurs ? » Mais il échappe à cette difficulté par une réponse spécieuse. « Du moins, dit-il, le bienfaiteur n’est pas en droit d’en exiger ; autrement, ce serait un contrat et non un don qu’il aurait fait. » Mais ce n’est pas là répondre, il ne s’agit pas de savoir si le bienfaiteur doit exiger de la reconnaissance et accorder le bienfait en vue du retour ; car alors son action intéressée n’aurait en effet plus droit à ce retour même. La vraie question est la suivante : Ne doit-on pas de la reconnaissance à celui qui ne l’a pas cherchée et précisément parce qu’il ne l’a pas cherchée ? — La vraie pensée d’Helvétius, c’est que la reconnaissance est au fond une illusion d’optique : l’idéal, ce serait de la supprimer ; mais, dans l’état actuel de la société, la reconnaissance est utile, et c’est l’intérêt des malheureux qui l’érige en loi jusqu’au jour ou elle sera devenue inutile. « C’est en faveur des malheureux, dit Helvétius, et pour multiplier le nombre des bienfaiteurs, que le public impose avec raison aux obligés le devoir de la reconnaissance[2]. » Avec ce raisonnement, Helvétius ne pouvait sans doute trouver absolument mauvais que son ami Palissot, au moment où il lui devait encore de l’argent, fît une comédie contre lui.