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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

qui le sont à son profit[1]. » Au fond, selon Helvétius, ceux-là ne sont ni plus ni moins fous que les autres.

Pour celui qui se place au point de vue de la doctrine épicurienne, Helvétius a jusqu’ici parfaitement raison : étant donnés les principes dont il part, sa logique n’est point en défaut. Mais l’amour du paradoxe va à l’instant l’entraîner trop loin : « Le public, ajoute-t-il, ne proportionne point son estime pour telle ou telle action sur le degré de force, de courage ou de générosité nécessaire pour l’exécuter, mais sur l’importance même de cette action et l’avantage qu’il en retire. » C’est la une induction entièrement sophistique et dont les Epicuriens eux-mêmes n’auraient pas de peine à démontrer le vice[2]. Négligeons donc cette inconséquence particulière.

  1. De l’espr., II, 6; II, 11.
  2. Empruntons à Helvétius un exemple qu’il nous fournit lui-même. Un général ignorant (quelque Soubise sans doute) gagne trois batailles sur un général encore plus ignorant que lui : le public, s’il sait que ces victoires sont l’œuvre de l’ignorance et du hasard, les admirera-t-il autant que celles d’un autre général plus habile ? Evidemment non. Helvétius semble considérer les actions à part et comme détachées de la puissance qui les exécute ; mais personne ne les considère ainsi : pour qu’un homme soit digne d’admiration et d’approbation, il ne faut pas seulement qu’il ait bien agi par hasard, car alors, à vrai dire, son action ne se rapporte pas à lui, mais au concours des circonstances. Ce concours, qui l’a amenée et qui peut ne plus avoir lieu, a seul été vraiment utile. Pour que le général lui-même soit utile, il faut en outre qu’il ait agi avec capacité ; il faut qu’on trouve en lui, et non pas hors de lui, la cause qui a produit l’action présente et qui pourra plus tard reproduire des actions du même genre. Par là, en effet, on aura non seulement une utilité présente, mais une utilité à venir. Le général qui a gagné par hasard trois batailles a été utile à un moment donné ; il n’est pourtant pas véritablement et en tout temps utile : bien plus, toutes les batailles qu’il pourrait gagner encore par hasard ne lui donneraient pas cette utilité. Quand un général maladroit serait vainqueur presque toute sa vie et quand un général extrêmement habile serait presque toute sa vie vaincu, le second serait toujours personnellement plus utile et, par conséquent, plus estimable que le premier ; en effet, du moment où le sort cesserait de lui être par trop contraire, il aurait la victoire ; et son rival, du moment que le sort cesserait de gagner la bataille à sa place, serait défait. L’un est donc, pour la défense de la patrie, comme une arme solide qu’aucun coup ne peut briser ou ployer ; l’autre ressemble au dard de l’abeille qui ne peut blesser qu’une fois. L’un est d’une utilité durable, l’autre d’une utilité fortuite et conséquemment passagère.