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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

pourrait avec raison l’appeler un faux utilitaire, un faux disciple d’Epicure, de Hobbes et d’Helvétius.

V. — Il nous reste encore à déduire du système d’Helvétius une conséquence curieuse, très-importante dans le développement des doctrines épicuriennes et utilitaires. Nous n’avons considéré jusqu’à présent que la nation, l’Etat ; à ce point de vue, le principe des actions et des lois est, d’après Helvétius, l’utilité du plus grand nombre d’hommes soumis à la même forme de gouvernement.

Sortons à présent des bornes de l’Etat ; et essayons d’embrasser l’utilité universelle et éternelle, l’utilité non pas seulement de tels hommes ou de telles collections, mais de tous les hommes présents et à venir. Y a-t-il donc une morale universelle, une justice et une probité universelles, une série de règles auxquelles nous devons en tous lieux conformer notre conduite ?

Tout d’abord, définissons la nouvelle espèce de probité dont il s’agit : « S’il existait une probité par rapport à l’univers, cette probité ne serait que l’habitude des actions utiles à toutes les nations. »

Or, cette probité est-elle pratiquement possible ? Non, répond Helvétius, car « il n’est point d’action qui puisse immédiatement influer sur le bonheur ou le malheur de tous les peuples. L’action la plus généreuse, par le bienfait de l’exemple, ne produit pas dans le monde moral un effet plus sensible que la pierre jetée dans l’océan n’en produit sur les mers, dont elle élève nécessairement le niveau. » A vrai dire, Helvétius exagère beaucoup l’impuissance pratique de la justice et de la charité ; une grande action, une idée généreuse, n’est pas une simple pierre qu’on perd en la jetant : c'est comme un monde nouveau, que nul océan de la nature ne pourrait contenir, et qui suffit parfois pour élever en un moment le niveau de l’océan humain plus qu’il ne se fût élevé en un siècle.

Si Helvétius, au sujet de la probité pratique, c’est-à-dire de la puissance effective des actions justes, semble avoir tort, il n’en est plus de même au sujet de ce qu’il appelle la probité d’intention. Puisque, par hypothèse, nous obéissons partout et toujours à notre intérêt, nous ne pouvons évidemment chercher l’intérêt de l’universalité des hommes, aussi longtemps que, par une série de prescriptions et de sanctions légales, cet intérêt n’aura