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L’ESPRIT DU XVIIIe SIÈCLE

rentes diversités des mœurs, on retrouve l’unité de l’intérêt. Ainsi, par un singulier changement de rôles, les utilitaires défendaient contre les théologiens l’universalité des principes de la morale ; ils représentaient la science aux prises avec la révélation. « Il y a, dit Suard dans un rapport académique sur le Catéchisme de Saint-Lambert, il y a une morale toute humaine qui n’est fondée que sur la nature de l’homme et ses rapports inaltérables avec ses semblables, et qui par la convient dans tous les temps, dans tous les climats, dans tous les gouvernements, dont la vérité et l’utilité sont reconnues également à Pékin et à Philadelphie, à Paris et à Londres. » Ainsi le naturalisme épicurien était, pour l’esprit français, un moyen de s’élever à des considérations universelles, d’aller du particulier au général, de franchir toute limite et toute borne ; de telle sorte que, à ce nouveau point de vue, ce système donnait aussi plus de liberté à la pensée, la dégageait mieux des entraves que l’espace, le temps, le hasard semblaient apporter à son élan. L’intérêt donnait la main à la justice pour l’aider à franchir ces lignes géométriques et ces lignes géographiques, ces méridiens et ces rivières que Montaigne et Pascal lui opposaient.

En définitive le xviiie siècle, en voulant faire de la morale une science dans toute la force du mot, poursuivait une grande œuvre ; seulement, pour en faire une science, il voulut en faire un calcul d’intérêts, il lui donna trop souvent pour base un égoïsme encore grossier.

Pour juger les conceptions philosophiques du xviiie siècle, il vaut souvent mieux examiner la fin à laquelle elles se rattachent que le principe sur lequel elles s’appuient. La fin, le but vers lequel se dirigeaient toutes les pensées et se tendaient tous les efforts, c’était l’affranchissement de l’humanité ; quant aux principes, ils étaient sujets à changer et à varier. Le xviiie siècle est un siècle de mouvement. Si un corps en repos a besoin d’un point d’appui et d’une base solide, le mobile em-

    en main la cause du spiritualisme contre Montesquieu même, qui attribuait une influence exagérée au climat sur les mœurs : « Ce n’est pas, dit-il, le climat qui fait les hommes, mais l’opinion, qui n’est elle-même que l’ensemble des idées transmises et perpétuées par l’éducation, la religion, la législation, et, finalement, le gouvernement. » – (Syst. soc., III, p. 20).