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ÉPICURE

ainsi dire ; mais c’en est le germe, la racine (ῥίζα), c’en est le principe et le commencement (ἀρχή). Ainsi Démocrite disait que le sens du tact est le principe de toute connaissance, sans vouloir dire pour cela que les sensations tactiles constituassent la connaissance suprême. Le plaisir du ventre est le plaisir le plus étroit, mais aussi le plus solide, base de tous les autres, base de toute vie sensible et conséquemment, d’après la doctrine épicurienne, de tout bien. « Les choses sages et excellentes, dit encore Épicure, ont relation avec ce plaisir »[1]. Il ne s’ensuit pas qu’un tel plaisir constitue à lui seul la sagesse et le bien, et qu’Épicure s’y arrête comme à la fin suprême ; non, il n’est pas la fin suprême, mais encore une fois il est la condition nécessaire de tout autre plaisir, de toute autre fin ; c’est le germe fécond d’où Épicure fera naître et surgir tous les biens, toutes les voluptés.

Si c’est au « plaisir du ventre » qu’on peut ramener les autres et par lui qu’on peut les expliquer, comme on explique tous les corps par une agglomération d’atomes, c’est aussi en lui qu’on peut trouver le principe primordial de cette science qui a pour objet le bien ou le plaisir même, je veux dire la philosophie. Dès lors, en effet, qu’on identifie bien et plaisir, fin morale et intérêt sensible, on doit aboutir à cette conséquence : le plaisir de la nutrition, développé, agrandi, diversifié de mille manières, finalement transformé en d’autres plaisirs, comme ceux du goût ou de la vue, voilà l’objet de la morale. Aussi Métrodore, expliquant la pensée de son maître et lui donnant une forme paradoxale qu’elle n’avait pas tout d’abord, s’écrie : « C’est dans le ventre que la raison se conformant à la nature a son véritable objet (περί γαστέρα ο κατά φύσιν βαδίζων λόγος τὴν ἅπασαν ἔχει σπουδήν)[2]. » Cette pensée est très-claire lorsqu’on la compare avec la précédente ; le tort de la plupart des interprètes est de l’avoir considérée seule, et

  1. Ath., ibid. : τα σοφα και τα περιττα εις ταυτην έχει την αναφοράν.
  2. Ap. Athen., VII, ii ; Cicer., De nat. deor, I, 40 ; Plut., Non pos, s. v. s. Epicur., 4, 10 ; 5, 1 ; 16, 9. — Ritter, Hist. de la phil. anc., III, 379, traduit (d’après M. Tissot) : « La doctrine qui s’en tient à la nature ne doit avoir soin que du ventre. » C’est là une grave inexactitude, qui donne une portée toute pratique à une maxime théorique : on ne peut rendre le mot σπουδήν, qui a un sens très-large, par le mot soin, dont le sens est très-etroit.