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LE BONHEUR, SOUVERAIN BIEN

terme fixe, nous ne pouvons plus avoir qu’une pensée : préparer et ordonner toutes choses en vue du bonheur de cette vie entière ; c’est là l’œuvre de la sagesse[1]. Le bonheur, voilà un élément nouveau dans la doctrine du plaisir ; Aristippe ne voyait dans la vie que des instants détachés de jouissance et comme des tronçons de bonheur (η κατά μέρος ηδονή) ; Epicure seul peut prononcer dans sa plénitude ce mot de bonheur (εὐδαιμονία) ; bien plus, il ne s’arrête pas là ; ce n’est pas assez d’être heureux, il veut que le sage soit bienheureux (μάκαρ). Les anciens poëtes réservaient ce nom divin aux habitants du ciel, et lorsqu’ils disaient : les bienheureux (οἱ μάκαρες), il fallait que leurs auditeurs, — dépassant la terre, séjour du bonheur variable et de la bonne fortune (εὐτυχία), dépassant l’homme, qui n’est heureux que par la volonté capricieuse des démons bons ou méchants (εὐδαιμονία, κακοδαιμονία), — allassent chercher dans le ciel des êtres surnaturels auxquels pût sans contradiction s’appliquer ce mot : μακαρία, μακαρίωτης. Mais Epicure ramène le ciel sur la terre et la félicité des dieux chez les hommes : le sage, voilà le vrai bienheureux ; la vie du sage, voilà la réalisation vivante de la félicité[2].

De même que la conception d’Epicure est plus complète et plus grande que celle d’Aristippe, elle est aussi plus belle et dejà plus morale. Au point de vue esthétique, n’y a-t-il aucune beauté dans cette disposition raisonnée de la vie, dans cette subordination des parties au tout, dans ce bonheur qui, se substituant aux plaisirs et les complétant, les purifie par la même ? La vie devient une sorte de cadre aux contours indéterminés, sur lequel le sage, cet « artiste de bonheur, » groupe ses émotions à venir, place les unes au second plan, les autres au premier, fait ressortir celles-ci, jette sur les autres l’oubli et l’ombre. Il contemple et admire cette œuvre à la fois si belle et si rationnelle, qui n’a point, comme tant d’autres, sa fin hors d’elle même, mais qui au contraire est sa propre fin et son propre bien. « La fortune a peu de prise sur le sage : sa raison a réglé les choses les plus grandes et les plus importantes,

  1. Ἡ σοφία τὰ πράγματα παρασκευάζεται εἰς τὴν τοῦ ὅλου βίον μακαριότητα.
  2. Ζήσῃ δὲ ὡς θεὸς ἐν ἀνθρώποις. Lettre à Ménécée, à la fin.