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LE DÉSIR

fait ; et quand est-il satisfait, demandent les Epicuriens, si ce n’est lorsque tout va rentrer dans le repos, lorsque l’équilibre rétabli de nouveau va produire l’apaisement, l’absence de peine (ἀπορία) ? Ainsi, au début et au terme, au principe et à la fin de tout désir, on trouve le repos ; le mouvement ne vaut que par ce repos qui le précède et le suit, il n’a lieu qu’en vue du repos : c’est un état intermédiaire, un moment fugitif où le plaisir perdu n’est pas encore entièrement retrouvé.

Loin donc que le repos soit, comme le pensait Aristippe, la non-jouissance et le vide, c’est selon Epicure le contraire qui est vrai[1]. Dès qu’il y a absence de peine, il y a présence du plaisir[2]; le plaisir remplit immédiatement la place laissée vide par la douleur, comme l’air remplit dans un vase la place de l’eau qui s’écoule. C’est donc bien à tort qu’Aristippe admettait un milieu entre le plaisir et la douleur, des moments où nous serions à la fois délivrés de toute souffrance et privés de tout plaisir, des instants d’insensibilité, de vide dans la vie. Epicure rejette comme contradictoire une telle hypothèse : pour l’être sentant, l’absence de toute douleur et de tout plaisir, c’est-à-dire de toute sensation, est impossible : « Cet état même, qui paraît « à quelques-uns un état moyen, comme il serait (par hypothèse dépourvu de toute douleur, constituerait non-seulement un plaisir, mais même le plaisir suprême. Tout être sentant, en effet, de quelque manière qu’il soit affecté, se trouve nécessairement dans le plaisir ou dans la douleur[3]. » C’est là une alternative dont on ne peut sortir : ou bien le plaisir est supprimé, et alors on a la douleur ; ou la douleur est supprimée, et alors

  1. Voir Diog. Laër., x, 128-136 ; De fin., I, x ; II, ii-x.
  2. In omni re doloris amotio successionem efficit voluptatis. De fin., I, x.
  3. « Itaque non placuit Epicuro medium esse quiddam inter dolorem et voluptatem : illud enim ipsum, quod quibusdam medium videtur, quum omni dolore careret, non modo voluptatem esse, verum etiam summam voluptatem. Quisquis enim sentit, quemadmodum sit affectus, euro necesse aut in voluptate esse aut in dolore. » (De Fin., I, 38). Cette phrase est telle qu’on la lit dans tous les manuscrits ; nous avons cru pouvoir rejeter les diverses corrections relatives à videtur ou à careret proposées successivement par tous les éditeurs depuis Orelli jusqu’à Boeckel. Voir notre édition des deux premiers livres du De finibus.