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LA SÉRÉNITÉ INTELLECTUELLE ET MORALE

veaux dans la sphère intellectuelle où nous entrons ? Nous avons essayé d’éviter le trouble dans les fonctions du corps ; essayons à présent, avec Epicure, de repousser le trouble plus redoutable encore qui amène dans l’âme la peine. Ici, l’épicurisme va se montrer à nous sous un aspect entièrement original.

II. La première cause de trouble pour l’esprit, c’est l’ignorance du monde extérieur. — Comment se produisent et dans quel ordre se lient les phénomènes qui s’accomplissent autour de nous ? Telle est la question que de tout temps s’est posée l’homme. Or, il y a deux réponses à cette question. L’une soumet tous les phénomènes, et par conséquent l’être sensible lui-même, à une ou à plusieurs divinités puissantes et capricieuses : la volonté de ces dieux, impossible à prévoir et impossible à éviter, est maîtresse de toutes choses, et assigne à chaque être la série de biens et de maux qui doit constituer son bonheur ou son malheur ; c’est là l’hypothèse commune aux diverses religions. L’autre hypothèse, au lieu de soumettre les événements à des puissances arbitraires, les enveloppe dans des lois immuables : tout s’enchaîne ; autour de nous, en nous, une inexorable nécessité, à laquelle rien ne peut échapper, dans laquelle tout pourrait se prévoir d’avance, où la place de chaque chose et de chaque être est si fatalement fixée qu’il ne peut ni en sortir lui-même ni s’y faire remplacer par autrui. Cette hypothèse est celle du Destin, de la Nécessité, du déterminisme universel, hypothèse si vivante chez les anciens théologiens, si vivante aussi chez Platon, chez les Stoïciens, chez Spinoza, Leibniz, Kant, enfin, de nos jours, chez presque tous les savants et chez bon nombre de métaphysiciens.

Commençons avec Epicure par examiner la première hypothèse, celle qui fait le fond des croyances religieuses, et nous comprendrons la lutte d’Epicure contre la religion de son temps, qui aura plus tard son analogue dans la lutte des utilitaires et des positivistes modernes contre la religion de leur siècle.

Tout jeune encore, Epicure allait avec sa mère, qui faisait le métier de magicienne, lire des formules lustrales dans les maisons pauvres. Initié ainsi aux pratiques de la superstition, il en conçut sans doute un