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ÉPICURE

elle est le fait irréductible. Qu’est-ce qui peut réfuter une sensation ? Une autre sensation de même espèce ? mais elle a une force égale. Une sensation d’un autre genre ? mais toutes deux jugent d’objets différents. La raison ? mais la raison vient toute des sensations[1]. Les sens ne peuvent donc jamais être convaincus d’erreur[2]. L’erreur naît seulement quand nous interprétons nos sensations, quand nous y ajoutons nos conjectures propres (Opinatus... addimus)[3] ; Lucrèce fait toute une énumération des erreurs qu’on commet fréquemment quand on dépasse par l’opinion les données précises des sens ; mais, tant que nous nous renfermons dans le domaine des sens, nous sommes sûrs de tenir la vérité absolue. En somme, le vrai se sent comme le bien, le vrai n’est qu’une des faces du bien ; le bien, c’est la sensation en tant qu’elle nous affecte d’une manière agréable ou douloureuse (πάθος) ; le vrai, c’est la sensation en tant qu’elle nous affecte purement et simplement (αἴσθησις) ; c’est la sensation abstraite en quelque sorte de son caractère attrayant ou répulsif.

Ainsi, en même temps qu’il se voit débarrassé par la Physique de la crainte du surnaturel, l’épicurien se verra par la Logique délivré de l’hésitation que donne le sentiment de l’erreur, le doute. Il faut se rappeler qu’au temps d’Epicure les sceptiques étaient puissants et inquiétaient, tourmentaient la pensée antique. Aussi fallait-il se mettre en sûreté contre le doute non moins que contre la foi : la logique d’Epicure atteint ce but[4].


    peut devancer et comme percevoir d’avance (προλαμβάνειν) la sensation. Ainsi se trouve lié le passé au présent et à l’avenir : la πρόληψις, c’est-à-dire la sensation tout à la fois prolongée et anticipée, est la condition de toute recherche, de toute science, de tout raisonnement (Diog. L., ib., Sext. Emp. Adv. Math., I, 37 ; xi, 21). On peut dire que l’anticipation épicurienne est devenue de nos jours, dans la philosophie anglaise, le principe de l’induction. (V. la Logique de Stuart-Mill).

  1. Diog. L., X, 31. Πᾶσα γάρ, φησίν, αἴσθησις ἅλογός ἐστι καὶ μνήμης οὐδεμίας δεκτική, κ.τ.λ. Ib., 146 ; Sext. Emp., adv. Math., viii, 9.
  2. Plutarque, De plac. phil., 4, 9 : Ἐπίκουρος πᾶσαν αἴσθησιν καὶ πᾶσαν φαντασίαν ἀληθή · τῶν δὲ δοξῶν τὰς μὲν ἀληθεῖς, τὰς δὲ ψευδεῖς. Cf. Sext. Emp., Adv. Math., viii, 63 s. ; Epic. ap. Diog. L., x, 147.
  3. Lucrèce, IV, 350 et ss.
  4. Voir Lucrèce, IV, ib., 470 et Cicéron, De fin., I, xx, 64.