Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
95
CONTINGENCE ET LIBERTÉ

L’idée de responsabilité, de valeur propre et personnelle sans considération de peine ou de récompense extérieures, est en général étrangère aux systèmes utilitaires ; mais Epicure, estimant que la liberté est la plus grande clés utilités et la posant comme la condition définitive du bonheur, ne pouvait pas ne pas poser avec elle son corollaire naturel, si peu en harmonie, ce semble, avec l’idée première de son système. « La nécessité, écrit-il à Ménécée, la nécessité, dont quelques-uns font la maîtresse de toutes choses, se ramène en partie au hasard, en partie à notre pouvoir personnel. » Au hasard se ramènent les événements extérieurs, qui ne sont point primitivement soumis à une loi nécessaire, mais à des causes spontanées dont nous ne pouvons prévoir les effets ; à notre pouvoir personnel se ramènent nos événements intérieurs, qui ne sont soumis non plus à aucune loi nécessaire, mais ont la liberté pour cause. « En effet, continue Epicure, d’une part la nécessité est irresponsable, d’autre part le hasard est instable ; mais la liberté est sans maître, et le blâme, ainsi que son contraire (la louange), l’accompagne naturellement[1]. »

Ainsi, puisque nous sommes sans maître, puisque nous sommes indépendants de tout ce qui n’est pas nous, le blâme ou la louange ne peuvent pas remonter au-dessus de nous, s’adresser ou à la nécessité ou au hasard ; ils s’arrêtent au moi. Par cette attribution d’une valeur intrinsèque à la liberté, Epicure semble faire un effort pour dépasser son propre système moral. S’il arrache, comme dit Lucrèce, la liberté au destin, ce n’est plus seulement, comme Lucrèce l’ajoute, pour qu’elle s’avance indépendante où l’appelle le plaisir ; c’est aussi pour que, dans cette indépendance même, elle trouve ce premier et ce dernier des plaisirs, — qui ne peut même plus s’appeler proprement un plaisir : — le sentiment de la valeur personnelle, de l’éloge, de la dignité.

Avec ce bien, on ne tient plus seulement, selon Epicure, quelque chose d’irresponsable (ἀνάγκη ἀνυπεύθυνον), ni d’instable comme le hasard (τυχὴ ἄστατον) ; c’est un bien immortel qui, en se joignant aux autres biens, les

  1. Diog. Laërt., 133 (éd. Didot). Διὰ τὸ τὴν μὲν ἀνάγκην ἀνυπεύθυνον εἶναι, τὴν δὲ τύχην ἅστατον τὸ δὲ παρ ἡμᾶς ἀδέσποτον ᾦ καὶ τὸ μεμπτὸν καὶ τὸ ἐναντίον παρακολουθεῖν πέφυκε.