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XII

Je suivais depuis deux heures les bords de la Moselle, assez occupé de savoir comment je pourrais traverser la rivière, pour atteindre Daspich, situé à deux kilomètres, de l’autre côté.

On m’avait dit partout que les bateaux avaient été brûlés ou emmenés à Thionville, parce que les Prussiens pourraient s’en servir.

Comment faire ? Traverser la Moselle à la nage était impossible, les eaux étaient hautes, le lit large et je n’étais pas assez habile.

Et pourtant je voyais de l’autre côté les maisons blanches de Daspich, avec leurs toits rouges dans les arbres et les jardins !

À quelques kilomètres était tout ce que j’aimais ! J’avais bien souffert pour arriver là, et près d’atteindre le but, il fallait m’arrêter !

C’est en proie à ces tristes réflexions que j’entrai dans le village de Guénange, où je savais qu’il y avait autrefois un bac.

Que de fois j’étais venu dans ce village, à la fête, avec tous mes parents et ceux de Wilhelmine. Que de fois nous avions couru dans la grande prairie, le long de la rivière, en regagnant ce bac, qui nous reconduisait sur la rive gauche !

Aussi je descendis machinalement la rue qui conduisait à l’eau. Tout le village était sur pied : les gens causaient par groupes, sur leurs portes, ou au milieu de la rue, regardant vers la route, dans la direction de Metz. Tous semblaient être dans un grand état de surexcitation. On me regardait de travers, car j’avais la figure bien noire et bien maigrie, les vêtements déchirés et blancs de poussière.