Page:Hélène de Bauclas Ma soeur inconnue 1946.djvu/20

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Personne ne le sait ici. Et puis avec mon aileron de pingouin, je ne peux pas me montrer trop difficile.

— Gaston ! est-ce que tu es amoureux de Christiane ?

— Non, pas précisément. Je suis trop habitué à elle, sans doute. Mais c’est un délicieux petit Cri-Cri. Elle est charmante, gaie, sensible, courageuse. Elle comprend bien mon caractère et du moment qu’elle était disposée à épouser un infirme…

— Gaston, je te répète que c’est impossible.

— Mais pourquoi, voyons ?

Elle hésita, puis soudain, raidie, lâcha comme à regret :

— Parce que Christiane est ta sœur.

Le jeune homme resta quelques instants absolument sidéré par cette révélation.

— Ah ! par exemple ! s’exclama-t-il enfin. Alors, papa… Ah ! par exemple !

Il réfléchissait, rapprochant les dates, des souvenirs.

— Mais alors, c’était de la blague ce que tu m’avais raconté : la tante, le grand’père ?

— Non, c’était vrai. Ton père avait pris pour maîtresse sa propre cousine.

Quelle rancune, quelle haine perçait sous les mots accentués avec mépris ! Gaston, pensif, tourna soudain la tête vers sa mère et la regarda droit dans les yeux avec une expression de sévérité qui la fit sursauter.

— Vous aimiez donc bien mon père ? demanda-t-il lentement.

Mme Reillanne, interdite par ce « vous », le fixait sans répondre.

— Non, vous ne l’aimiez pas, poursuivit-il. Je n’avais que sept ans quand il est mort, mais j’avais remarqué bien des choses que j’ai comprises plus tard. Votre froideur votre recul impatient lorsqu’il avait un geste tendre. Oh ! les enfants sont observateurs. Vous ne l’aimiez pas, et il a fallu qu’il soit bien malheureux, lui, l’homme tranquille, amoureux de son foyer, pour aller en fonder un autre ailleurs…

Mme Reillanne, droite et raidie comme autrefois, eut pour l’arrêter le geste de la main-de-justice.

— Gaston, comment oses-tu te permettre… Un fils n’a pas le droit de juger sa mère !

— Non, je n’en ai peut-être pas le droit, fit-il avec cet air pensif qu’il avait souvent depuis sa maladie et qui lui était si nouveau, mais je songe qu’il y a dans tout cela une innocente qui a payé pour les coupables… À propos, comment avez-vous appris son existence ? C’était peu de temps après la mort de papa qu’elle est venue à l’Espériès… Est-ce que mon père, avant de mourir, vous avait avoué ?…

— Non.

Mme Reillanne parlait avec effort, on sentait qu’à l’évocation d’humiliants souvenirs son orgueil, dompté par le malheur, se redressait, encore vivace.

— Tu te rappelles combien rapidement est mort ton père. Une pleurésie presque foudroyante. Il délirait, il n’a pu s’occuper de rien, Mais huit jours après l’enterrement, j’ai reçu une lettre de la grand’mère. Elle avait vu l’annonce du décès dans le journal, elle m’écrivait pour me supplier… Sa fille était morte, elle-même atteinte d’un cancer, se savait condamnée. Christiane, qui avait trois ans, allait rester absolument seule. J’ai eu pitié, je l’ai recueillie

Mme Reillanne reprenait de l’assurance en évoquant son action généreuse.

— Je suis une femme de devoir, et malgré tout ce que sa présence avait d’insultant pour moi, je me suis chargée de l’orpheline.

— Je me souviens. Vous avez ramené la petite et vous l’avez confiée à la femme du métayer d’alors pour qu’il l’élève avec ses enfants. Elle a grandi à la ferme, comme une étrangère…

— C’en était une !…

— Jusqu’à ce qu’elle fût en âge d’être envoyés en pension. On ne lui permettait pas d’entrer dans la maison, et c’était ma sœur, ma petite sœur !

Il mit une tendresse infinie dans ces derniers mots.

— Mère, vous rappelez-vous combien de fois je vous ai suppliée de « m’acheter une petite sœur ? » C’était le rêve de mon enfance ! et vous ne vouliez pas !

— Je t’aimais trop, Gaston, je ne voulais pas d’autre enfant.

— J’allais jouer avec les gosses de la ferme, que je tyrannisais et je traitais Christiane en esclave. Je l’attelais avec un autre moutard à ma petite charrette et je me faisais traîner, et je tapais dessus, comme une petite brute que j’étais ! Mélanie, ma