Page:Hélène de Bauclas Ma soeur inconnue 1946.djvu/23

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— Oh ! ma tante, pardonnez-nous ! Pardonnez à ma pauvre petite maman, pardonnez-moi d’être là !

Elle dit ces mots avec une grâce si humble et si sincère que Mme Reillane sentit fondre la rancune jalouse qui avait cet après-midi galvanisé son vieil orgueil. D’un geste vraiment tendre, elle caressa la tête inclinée.

— Ma chère enfant, voyons ! Vous êtes bien innocente dans tout cela et je ne peux pas en vouloir à une morte. Moi-même, j’aurais beaucoup de choses à me faire pardonner.

Christiane, redressée, la regardait sans comprendre. Gaston vint au secours de sa mère.

— Il se trouve, petit Cri-Cri, que tu devrais avoir ta part de l’héritage des vieux Reillanne. Oui, une affaire de succession très embrouillée. Mais surtout, tu es ma sœur, que diable ! Tu n’as pas l’air de t’en rendre compte, ni d’exulter de joie à la pensée d’avoir un frère : Qu’est-ce que tu attends pour me sauter au cou ?

En riant, Christiane s’exécuta.

— Écoute, je suis un peu ahurie. Tu conviendras qu’il y a de quoi. Laisse à ma fibre fraternelle le temps de se développer !

— La mienne est en plein épanouissement ! Je veux que tout le monde sache que tu es ma sœur, et que tu aies — bien qu’actuellement ce ne soit pas très commode — tout ce qui pourrait te faire plaisir.

La main-de-justice de Mme Reillanne se leva, souveraine.

— Impossible de reconnaître ouvertement Christiane comme ta sœur. D’abord, ce serait révéler sa naissance irrégulière, qu’on ignore, tu le disais toi-même. Ensuite, je ne pense pas que la mémoire de ton père bénéficierait, aux yeux du monde, d’un tel aveu. Tu lui dois de garder le silence.

— C’est vrai, convint Gaston après réflexion. Mais alors, qu’est-ce que je pourrai faire pour elle ? La doter richement, lui préparer un mariage magnifique ? Voyons, y a-t-il un garçon dans le pays qui soit digne de mon petit Cri-Cri ? Peut-être le fils Clerc, du Mas-Blanc, ou Julien de la Palud…

Christiane l’arrêta du geste.

— Ne cherche pas, je t’en prie. Il y a longtemps que mon choix est fait.

— Toi, Cri-Cri, tu as choisi ! Mais qui donc ?

— Bernard André ! Ne le savais-tu pas ?

— Oh ! mère ! Et toi qui m’assurais qu’elle n’y pensait plus ! Comme tu connaissais mal le cœur de Cri-Cri !

Mme Reillanne avait eu une exclamation de stupeur.

— Vous vous êtes donc fiancés ? à mon insu ?

— Non, ma tante. Je lui ai seulement demandé de venir voir au moment où j’aurais atteint ma majorité si je l’aimais encore. Je n’ai reçu aucune nouvelle de lui depuis deux ans. Mais il m’a promis de revenir. Et je crois qu’il le fera.

Sa voix tremblait en affirmant sa foi. Gaston, ému, lui pressa la main.

— Bien sûr qu’il viendra. C’est épatant, s’écria-t-il gaiement, je vais avoir non seulement une sœur, mais un frère, de ce coup-là !

À la suite de la scène terrible qui l’avait opposée à son fils, Mme Reillanne était restée comme brisée. Mais ce qui la hantait n’était pas le souvenir des paroles qui avaient volé entre eux, acérées et vibrantes comme des flèches, et la violence de Gaston l’avait moins blessée que sa douceur. Ce qui l’obsédait, c’était le souvenir d’une petite phrase : « Regarde, mère, comme nous sommes punis » !

Mm Reillanne n’était pas dévote, mais, élevée dans un milieu d’universitaires, elle était nourrie de littérature antique et plus qu’au Dieu des chrétiens, qui châtie et qui pardonne, elle croyait en des divinités vengeresses, Érinnyes adaptées à la vie moderne, ou Némésis, qui tôt ou tard atteignaient le coupable, parfois à travers un innocent. Cette pensée la travaillait : c’est à cause de moi que Gaston est frappé !

Déjà la nuit de l’accident, une idée de ce genre l’avait traversée ; la blessure de son fils lui avait rappelé sa dureté envers un mutilé, mais elle n’avait pas songé à voir dans ce malheur un châtiment direct de son crime caché. Ce crime, elle l’avait commis