Page:Hémon - Lizzie Blakeston, 1908.djvu/19

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défectueux ; mais séparés, ils perdaient leur prestige.

L’obscurité venait peu à peu, peuplée de formes vagues, tachée de lumières, et Lizzie en venait à songer que si un de ses désirs pouvait être réalisé elle souhaiterait avant tout que le soir durât plus longtemps. D’abord le soir était souvent frais et agréable ; on avait fini de travailler et il y avait encore toute la nuit avant qu’il fallût recommencer. Toutes les dures nécessités du jour, les abus odieux, les flagrantes injustices cessaient, après tout, d’être si intolérables. Peut-être que le lendemain, ou un peu plus tard, tout s’arrangerait ; et en tout cas, tant que le soir durait, on n’avait pas besoin d’y songer. Le soir était une heure de repos et de dédommagement : il venait rectifier d’une pesée légère les balances irrémédiablement faussées, et donner au pauvre monde presque toute sa mesure de paix. Lizzie aurait bien aimé qu’il durât plus longtemps ; pour le moment elle n’en demandait pas davantage.

Le grincement d’une porte poussée annonçait l’arrivée de l’oncle, et elle descendait le retrouver. Quelques instants plus tard Faith street était secouée dans sa torpeur par un refrain qui montait alerte et léger, un air de danse qui semblait lancer un défi à toutes les lourdes choses immobiles et emporter le reste dans une irrésistible ronde. Et bientôt se mêlait à la musique un autre son plus alerte encore, le tapotement de deux pieds vivants sur les planches.

Ils suivaient d’abord la cadence timidement, hésitant un peu ; puis quand elle se faisait plus allègre et plus forte, leur battement s’élevait aussi, précis et clair, scandant le refrain, découpant en chocs nets chaque phrase de musique ; et ils finissaient par dominer la voix de l’accordéon, emplir la maison d’une grande clameur rythmée qui se fondait en roulements ou s’espaçait en intervalles, marmottait une prière à petits coups discrets, s’affolait, se muait en défi, sortait par la fenêtre, insistante et brave, pour apprendre à l’univers indifférent que là-dedans, derrière les murs pelés et la porte vermoulue, il y avait Lizzie Blakeston, la petite Lizzie, qui dansait dansait, dansait…


L. Hémon.
(À suivre)