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les demi-civilisés

par le génie du golfe… Au large, des dauphins glissaient en roulant joyeusement sur eux-mêmes.

On allait jusqu’à l’extrémité est de l’estuaire, à plus de douze milles des côtes, et là, en pleine nuit, le plus souvent par gros temps, sous les embruns, mouillé, transi, grelottant et joyeux, on accostait une masse noire, blottie sinistrement dans l’ombre. C’était une goélette venue des îles. On déchargeait vite la cargaison, dix mille gallons par voyage, et l’on s’enfonçait de nouveau dans le péril. On s’en retournait de nuit, parfois à travers une brume épaisse, afin de tromper la surveillance des gendarmes. C’était le grand sport.

Puis, un accablant souvenir. Une nuit de tempête que le vent hurlait, Warren était de quart sur le pont, transi par les haleines d’octobre. On n’entendait rien que la marche funèbre de l’eau, de la brise et de la pluie. Mais, soudain, les cris éperdus de Warren tombant à la mer. Le jeune Bouvier, reposant dans son lit, pouvait-il croire à un crime ? Luc Meunier gardait-il sans cesse à sa portée, sous sa main, comme l’envers de sa conscience, le seul témoin possible d’un drame ? Il l’avait associé à sa fortune, avait supporté ses prodigalités et son alcoolisme, l’avait repêché plusieurs fois dans la ruine, l’avait traité comme les dieux dangereux ou cruels, génies du mal, que les nègres accablent de cadeaux et de sacrifices pour les apprivoiser ou les empêcher de nuire. C’est chez lui qu’il allait ce matin-là. Il y allait presque tous les jours.