Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/743

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plaine ; au lieu des paisibles travaux de l’agriculture, ce ne sont plus que des troupes armées, — soldats de plomb d’un joueur invisible, — qui semblent ramper péniblement d’un point à un autre pour y chercher et y donner la mort. Le sol se hérisse de blockhaus, reliés par un système de palissades crénelées et de fil de fer barbelés ; tout paraît morne et lugubre ; aucun chant, aucun symbole d’allégresse ne monte de cette terre que la nature a faite si belle et que ses enfants prennent à tache de défigurer par le massacre et la ruine.

L’après-midi était venu. Penchés par-dessus bord, Nicole et Gérard regardaient de tous leurs yeux, s’efforçant de distinguer plus clairement ce qui se passait au-dessous d’eux ; — Henri était au moteur, — lorsque Gérard se tourna vivement vers lui.

« Henri !… Est-ce exprès que tu nous fais descendre ? demanda-t-il.

— Descendre ?… que veux-tu dire ?…

— Depuis cinq minutes, nous avons descendu d’au moins trois cents mètres. Vois !… on dirait que tout grandit et court pour venir d’en bas à notre rencontre ! »

Henri se précipite, regarde, mesure la distance d’un coup d’œil rapide ; il n’en peut douter : à chaque minute, l’Epiornis se rapproche de la terre, où maintenant sa masse doit présenter une forme définie, au lieu de n’être, comme tout à l’heure, qu’un point dans l’espace.

D’un geste nerveux, Henri tire la poignée marquée H (haut) ; obéissant, l’aviateur remonte d’un bond puissant, — pour redescendre aussitôt d’un mouvement lent, mais sûr…

Impossible de se faire illusion ; l’oiseau géant poursuit sa course, mais, par quelque déclenchement, quelque usure ou frottement dans ses délicats rouages, il est hors d’état de conserver son altitude première ; il descend, il tombe… on peut prévoir le moment où il atterrira, en dépit de tous les efforts…

« Je sais ce que c’est, murmure Henri. Il faut renouveler la manœuvre de l’île au Singe. Dès que nous serons en lieu sûr, nous descendrons pour réparer le dommage.

— Oui !… mais je crois bien qu’on nous a déjà vus d’en bas », répliqua Gérard.

En effet, un régiment en marche a fait halte : on semble délibérer ; et grâce à sa lorgnette, Gérard se rend compte qu’on paraît sur le point de tirer…

Henri, pressant l’allure, obtient une vitesse vertigineuse ; l’Épiornis dévore l’espace, la terre semble fuir sous lui ; mais son fatal mouvement de descente s’accentue et chaque seconde le rapproche plus périlleusement de la terre…

Derrière lui, la troupe s’est mise à courir ; on perçoit le bruit des carabines déchargées contre le géant de l’azur ; grâce à la rapidité de sa course, il va pourtant leur échapper, lorsqu’une troupe venant en sens contraire l’aperçoit, se rend compte de la situation. En peu d’instants, les hommes ont épaulé, fait feu ; l’Epiornis n’est pas en ce moment à plus de deux cents mètres du sol et reçoit la décharge en pleine poitrine.

Rebondissant sous le choc, il se relève et continue sa course foudroyante. Déjà les soldats disparaissent, laissés en arrière, et les voyageurs se croient sauvés, lorsque Nicole, qui n’avait ni tremblé, ni pâli, pousse un cri : « Le feu !… » dit-elle.

Henri et Gérard reportent leurs regards autour d’eux, il n’est que trop vrai ! une étincelle a jailli du choc d’une balle, et la toile imperméable, les ossements, les cartilages desséchés du grand fossile ont pris feu comme amadou. Activées par la vitesse terrifiante, les flammes ont bondi ; en quelques secondes, l’aviateur changé en météore enflammé passe comme une torche au-dessus de la campagne déserte.

Déserte, par bonheur, car Henri, tirant