Page:Hoefer - Biographie, Tome 24.djvu/294

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
563
564
HÉSIODE


cra, dans le poëme que nous venons de citer, le seul que ses compatriotes voulussent reconnaître pour son œuvre, se place évidemment à une plus grande distance qu’Homère ne fait de l’âge des héros, devenus chez Hésiode des demi-dieux ; il déplore la fatalité qui l’a jeté au milieu du cinquième âge du monde, âge de crimes et de misères, où l’on croit entrevoir les symptômes de la crise politique qui suivit les bouleversements de l’invasion dorienne, et qui, du dixième au huitième siècle, transforma en aristocraties la plupart des petites monarchies quasi-féodales de la Grèce héroïque. La vie civile est ici beaucoup plus avancée, et le peuple y tient une place déjà plus importante ; le travail y est en honneur, surtout le travail des champs, et le but principal du poëte est de le faire prévaloir comme la condition même de l’homme sur la terre. Qui plus est, le secret de cette condition est recherché jusque dans l’origine du mal cachée sous le voile transparent du fameux mythe de Prométhée et de Pandore ; et là se montre, aussi bien que dans la succession des cinq âges, aussi bien que dans la doctrine des démons, qui s’y rattache, un degré d’abstraction et de généralisation mythologique encore inconnu à Homère. C’est même cette pensée nouvelle de la nécessité du travail, fondée sur ses dogmes non moins nouveaux, développés au début du poëme, qui lui donne l’espèce d’unité, grossière peut-être dans la forme, mais réelle quant aux idées, que si souvent on lui a refusée, faute de la comprendre, faute de s’être mis au point de vue du poète et de son époque ; c’est cette pensée dominante, partout reproduite dans les exhortations qu’Hésiode adresse à son frère, qui fait le lien de tous ces conseils moraux, politiques, économiques, dont se compose la plus grande partie de l’ouvrage, et où se déroule, avec un grand charme d’énergique naïveté, le tableau des mœurs et de l’esprit du temps. Parmi ces Conseils ou ces Exhortations (Ύποθήκαι), nom sous lequel les anciens désignent fréquemment le poëme entier, ainsi que sous celui de Sentences (Γνώμαι), ont trouvé place un certain nombre de proverbes, fruits vénérables de l’expérience des siècles, qu’Hésiode avait recueillis, et dont quelques-uns remontaient jusqu’à l’âge héroïque. L’apologue, cette leçon figurée de la sagesse antique, n’y pouvait pas manquer : aussi en était-il considéré comme le premier auteur. A la suite des Œuvres, titre qui semble s’appliquer d’une manière plus spéciale aux préceptes relatifs à l’agriculture et à la navigation, beaucoup moins prisée par le poète béotien, viennent les Jours, sorte de calendrier religieux, qui en était une annexe naturelle, et où l’on a soupçonné, sans preuves suffisantes, une addition postérieure, telle au reste que la composition primitive paraît en avoir reçu plusieurs autres, subsistantes ou non. De ce nombre est bien certainement le petit hymne à Jupiter, que nous y lisons encore et qui lui sert de proëme. Il n’existait point dans le vieil exemplaire gravé sur des lames de plomb et à demi effacé qui fut montré à Pausanias par les Béotiens de l’Hélicon, et les plus habiles critiques de l’antiquité n’hésitaient pas à le rejeter.

Nous avons déjà dit, d’après le même Pausanias, que les compatriotes d’Hésiode tenaient le poëme des Œuvres et Jours comme le seul des nombreux et divers ouvrages réunis sous son nom qui fût réellement de lui. Et dans le fait la Théogonie (Θεογονία), quoiqu’elle lui soit attribuée de concert par tous les anciens philosophes, depuis Xénophane et Pythagore jusqu’à Platon et Aristote ; quoique Hérodote l’ait manifestement en vue quand il assigne à Hésiode une date commune avec Homère ; quoique, enfin, les chefs de l’école critique d’Alexandrie, les Zénodote, les Aristophane, les Aristarque, y aient reconnu un « caractère hésiodique, » ce qui déjà n’est plus aussi positif, la Théogonie, étudiée en elle même, révèle des indices de postériorité, non-seulement par rapport à Homère, mais encore par rapport à l’auteur des Œuvres et Jours. Sans doute la, longue Invocation aux Muses qui en est le prélude rattache les deux poëmes l’un à l’autre, et semble indiquer un seul et même auteur ; mais, à cette invocation, quand même il faudrait, malgré ses interpolations évidentes, malgré le désordre réel ou apparent qui y règne, la regarder comme une introduction nécessaire à la Théogonie, ne saurait avoir plus d’autorité que cette dernière. Or, celle-ci, qui est le côté religieux et spéculatif de la poésie hésiodique dans son ensemble, tout comme les Œuvres en sont le côté moral et pratique, porte à un bien plus haut degré l’esprit, d’abstraction et de généralisation mythologique, que nous y avons remarqué. Elle réduit en un système poétiquement ordonné, mais déjà presque philosophiquement élaboré, les généalogies divines, jusque là plus ou moins éparses, que les prêtres ou les poètes, y compris Homère, avaient d’âge en âge imposées aux Grecs comme les articles de foi de leur religion ; elle les surmonte d’une cosmogonie où les premiers philosophes de la Grèce, les physiciens d’Ionie depuis Thalès, allèrent justement chercher la base de leurs théories sur l’origine du monde ; elle les soumet à une conception fondamentale qui fait la véritable unité de l’ouvrage, qui en donne le plan, qui en domine les principaux développements. Nous avons démontré ailleurs cette unité, que l’on a vainement contestée, et la réalité, la grandeur tout épique de l’ordonnance de la Théogonie[1]. « De quelques ténèbres, avons-nous dit, que soit environnée l’origine de ce poëme, comme celle de l’épopée grecque en général ; quelque nombreuses altérations qu’il ait eu à souffrir dans le cours de sa transmission, si longue et si diverse, jusqu’à nos jours, il nous

  1. Voir la dissertation intitulée De la Théogonie d’Hésiode ; Paris, 1835, in-8°.