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ment Jean de Meun était né poëte, mais il fut encore un des plus-savants hommes de son temps. Estienne Pasquier[1] le compare au célèbre Dante, dont il était contemporain, et le met au-dessus des poëtes italiens sous le rapport de la profondeur de la pensée et de l’élégance du style. L’état de Jean de Meun a été un sujet de controverse entre les savants. La Croix du Maine, parlant d’après J. Bouchet, auteur des Annales d’Aquitaine, dit que, suivant l’opinion de quelques écrivains, Jean de Meun était docteur en théologie à Paris, et de l’ordre des Dominicains ; mais cette opinion s’accorde mal avec les traits de satire dont il accable tous les ordres religieux : Du Verdier ne l’a point adoptée. Cl. Fauchet, sans apporter aucune preuve, prétend que Jean de Meun était docteur en droit. Ce qui est plus certain, c’est que, né de parents riches et considérés, il avait fait de bonnes études[2] ; il nous l’apprend d’ailleurs lui-même par ces vers de son Testament :

Diex m’a trait sans reproche de jonesce et d’enfance ;
Diex m’a par maints périls conduit sans mescheance,
Diex m’a donné au miex honnour et grant chevance,
Diex m’a donné servir les plus grans gens de France[3].

Ce dernier vers fait supposer qu’il était attaché à la maison de quelque grand personnage, peut-être même à quelque prince de la famille royale.

Honoré Bonnet fait dire à Jean de Meun qu’il composa la continuation du Roman de la Rose dans un hôtel orné d’un jardin qu’il possédait :

Je suis maistre Jehau de Meun,
Qui par maint vers, sans nulle prose,
Fis cy le Roman de la Rose,
Et cest hostel que cy voyez
Pris pour, acomplir mes souhez[4].

Jean de Meun prend soin de nous faire connaître, par une prophétie faite après coup qu’il met dans la bouche de l’Amour, le nom de l’auteur et la date de l’achèvement de ce célèbre roman :

Puis vendra Jehan Clopinel,
Cis aura le roman si chier
Qu’il le voudra tout parfurnir
Se tens et deu l’en puet venir ;
Car quant Guillaume cessera,
Jehans le continuera
Après sa mort, que ge ne mente,
Ans trespassés plus de quarante v. 10600[5].

Les mêmes indications sont reproduites dans un sommaire ajouté entre les vers 4070 et 4071, où commence en effet l’œuvre du continuateur. Plus de deux siècles après sa composition, A. Baïf en a exposé le plan dans un sonnet qu’il adresse à Charles IX ; nous en transcrivons ici quelques vers :

Sire, sous le discours d’un songe imaginé,
Dedans-ce vieux roman vous trouverez réduite
D’un amant désireux la pénible poursuite,
Contre mille travaux en sa flamme obstiné,…
L’amant dans le verger, pour loyer des traverses
Qu’il passe constamment, souffrant peines diverses,
Cueil du rosier fleuri le bouton précieux.
Sire, c’est le sujet du Roman de la Rose,
Ou d’amours épineux la poursuite est enclose ;
La Rose, c’est d’amour le guerdon gracieux.

Le Roman de la Rose n’est pas uniquement roman d’amour. Plus savant que Guillaume Lorris, Jean de Meun en a fait une espèce d’encyclopédie, où il a rassemblé sans aucun ordre des traits d’une morale bonne ou mauvaises, des portraits, des réflexions critiques, des détails de galanterie, des faits historiques ; la fable de Narcisse, celle de la Toison d’or, celle de Pygmalion tirées ans Métamorphoses d’Ovide, les amours de Didon et d’Énée, prises dans L’Enéide de Virgile, celles de Samson et de Dalila, puisées dans la Bible ; l’histoire de Virginie et la mort de Sénèque, qui appartiennent à l’histoire romaine. Les deux auteurs ont employé la forme allégorique. Les principaux personnages que l’on voit figurer sont des génies bienfaisants, comme Amour, Bel-Accueil, Pitié, Franchise, des génies malfaisants, comme Faux-Semblant, Danger (Fierté), Male-Bouche, Jalousie. Tout est vivant, tout est animé sous la plume des deux poëtes, ils peignent l’amour avec des charmes dont il est bien difficile de se défendre et les règles pour y réussir occupent la majeur partie de l’ouvrage. Aussi Le Roman de la Rose est-il un art d’aimer ; la route pour parvenir le comble de ses désirs y est tracée à travers les détours et les obstacles d’une fiction continuelle contrairement à la manière d’Ovide, qui met bout à bout les préceptes qu’il enseigne. D’un autre côté, on y rencontre bon nombre de réflexions plus propres à éteindre les feux de l’amour qu’à les allumer. Notre continuateur y peint en maint endroit, et d’une manière très-vive, les inquiétudes et les alarmes où cette passion nous jette ; elle y est représentée comme le joug le plus pesant, le plus dur esclavage qu’on puisse imaginer. J. de Meun y fait aussi une longue énumération des maux qu’elle entraîne à sa suite. Le beaux vers où Lucrèce décrit si bien les funestes effets de l’amour, et où il dit que lorsqu’on s’abandonne on ne compromet pas moins sa santé, sa liberté, sa fortune, ses devoirs, sa réputation ; tout cela est habilement résumé en deux vers :

Maint i perdent, bien dire l’os,
Sens, tens, chatel, cors, âme et los. (v. 4642).

Suivant notre poète, un remède seul peut guérir ce mal, tout à la fois si attrayant et si terrible :

Riens n’i vaut herbe ne racine ;
Sol’foïr en est medicine-(v. 16817).

Il peint aussi les femmes sous les couleurs les

  1. Recherches de la France, t. vii, c. 3.
  2. « Je ne sauroye pas estudier comme vous fîtes jadis. » Honoré Bonnet, L’Apparition de Jean de Meun, p. 9. Maistre Gontier Col, conseiller du roi, qualifie J. de Meun de « vrai catholique, solennel maistre et docteur… en sainte théologie, philosophe très-perfont et excellent, sachant tout ce qui à d’entendement humain est scible, duquel la gloire et renommée vit et vivra es aages à venir ».
  3. Vers 53 et-suiv.
  4. L’Appparicion de maistre Jehan de Meun, p. 7. 8 et p. 66, note ii.
  5. Toutes nos citations des vers du Roman de la Rose sont extraites de l’édition de Méon, la dernière et la meilleure, sans contredit ; Paris, 1814, 4 vol. in-8o.