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Page:Hoffmann - Contes mystérieux, trad. La Bédollière.djvu/81

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l’enchaînement des choses.

C’était le nom du franciscain qui lui servait à la fois de médecin et de surveillant.

Don Rafael le conduisit à travers un assez long corridor jusqu’à une porte fermée.

Don Rafael l’ouvrit.

Quel ne fut pas l’étonnement d’Edgard en se trouvant dans une vaste salle bien éclairée, au milieu d’une nombreuse société, composée en grande partie de gens d’un aspect assez repoussant et sauvage !

Il était au milieu de conspirateurs, présidés par le fameux Empecinado.

Empecinado tendit la main à Edgard et lui parla dans des termes remplis d’enthousiasme. Et puis le père Eusebio ramena Edgard dans sa cellule.

Quelques semaines après, Rafael crut pouvoir laisser sortir son ami sans danger du caveau dans lequel il ne pouvait guérir. Il le conduisit pendant la nuit dans une chambre solitaire, dont les fenêtres donnaient sur une rue assez déserte, et l’avertit de ne pas sortir, au moins pendant le jour, à cause des Français qui demeuraient dans la maison.

Edgard, par un désir qu’il ne put comprendre, sortit un jour pour se promener dans le corridor. À l’instant où il ouvrait sa porte, celle de la chambre en face s’ouvrit aussi, et un officier français se trouva devant lui.

— Cher Edgard, quel heureux événement vous conduit ici ? Soyez mille fois le bienvenu ! s’écria le Français, qui l’embrassa tout joyeux.

Edgard reconnut aussitôt le colonel Lacombe, de la garde impériale. Le hasard avait justement conduit cet officier dans la maison de l’oncle d’Edgard au moment où celui-ci, à la suite de l’abaissement de la patrie allemande, s’était retiré dans la maison de son parent, après avoir été contraint de déposer les armes. Lacombe était né dans le Midi. Par sa franche bienveillance, par une discrétion assez peu naturelle à sa nation, et qui lui dictait les plus grands égards pour ménager les susceptibilités des offensés, il parvint à surmonter l’aversion, et même la haine implacable enracinée dans le cœur d’Edgard contre un orgueilleux ennemi. Lacombe parvint même, par quelques traits qui témoignaient sans aucun doute d’une noble nature, à gagner son amitié.

Cet officier voulut absolument qu’il vînt partager sa chambre. Edgard accepta pour éloigner les soupçons, et il devint suspect aux conspirateurs espagnols. Il entendit un jour dire derrière lui à demi-voix :

Aqui esta el traidor ! (Voici le traître !)

Don Rafael devint de plus en plus froid et avare de ses paroles avec Edgard. Il finit par ne plus le voir, et lui fit dire qu’il pouvait, à partir de cet instant, dîner avec le colonel Lacombe et cesser de manger avec lui, comme il l’avait fait précédemment.

Un jour que le colonel était absent pour son service et qu’Edgard se trouvait seul, on frappa doucement à la porte de la chambre, et le père Eusebio entra. Il l’avertit qu’il était soupçonné et lui conseilla de quitter Valence. Il partit, trouva au dehors les premières lignes de guérillas et se joignit à eux.

Quelques jours après, le vieux Rafael Marchez s’échappa de Valence et vint aussi rejoindre les guérillas. Il attendait de la ville des mulets chargés d’or.

Il était minuit, la lune brillait claire dans la montagne, lorsqu’on entendit des détonations d’armes à feu parties d’un ravin. Bientôt après, un guérillero blessé et se traînant à peine apparut ; il annonça que la troupe qui conduisait les mulets de don Rafael avait été attaquée à l’improviste par des chasseurs français ; presque tous ses camarades avaient été tués, et les mulets étaient tombés au pouvoir des assaillants.

— Grand Dieu ! mon enfant, ma pauvre enfant ! s’écria Rafael, et il tomba sur la terre sans connaissance.

— Que faut-il faire ? s’écria Edgard. Allons, frères, descendons dans le ravin pour venger ces braves et reconquérir le butin.

— Le brave Allemand a raison, s’écrièrent-ils tous.

Il appela son monde, et l’on se précipita dans le ravin comme un vent d’orage. Quelques guérilleros se défendaient encore. Edgard se précipita au plus fort de la mêlée en criant :

— Valencia !

Et les guérilleros le suivirent comme des tigres altérés de sang, employant tour à tour le poignard et l’espingole. D’un autre côté des coups de fusil retentirent. Les Valenciens que les ennemis avaient arrêtés dans leur marche se jetèrent sur eux, le poignard en main, avant qu’ils fussent en défiance, et se saisirent de leurs armes et de leurs chevaux.

Lorsque l’affaire fut terminée, Edgard entendit retentir un cri perçant venu d’un épais taillis. Il y courut aussitôt, et il vit un petit homme qui tenait entre les dents la bride de son mulet et combattait avec un chasseur. Au même instant le petit homme tomba, et le vainqueur voulait emmener l’animal plus loin dans le fourré, lorsque Edgard poussa un grand cri. Le soldat se retourna et fit feu ; mais il manqua Edgard, qui le perça de sa baïonnette. Le petit homme poussait des gémissements. Edgard alla à lui, lui ôta des dents la bride qu’il serrait convulsivement, et en voulant le placer sur le mulet, il s’aperçut qu’il s’y trouvait une espèce de figure enveloppée qui se tenait courbée sur le cou de l’animal, qu’elle embrassait en pleurant tout bas. La voix était celle d’une jeune fille. Edgard plaça l’homme blessé derrière elle, prit la bride du mulet, et le conduisit sur les hauteurs où le chef des guérillas, après avoir perdu les traces de l’ennemi, se trouvait déjà entouré de ses compagnons.

On descendit de cheval le petit homme, qui était tombé sans connaissance par la perte de son sang, car la blessure n’était pas mortelle, et puis on descendit aussi la jeune fille.

Mais au même instant Rafael, tout hors de lui, s’élança en criant :

— Mon enfant, ma chère enfant !

Il voulait prendre dans ses bras la jeune fille, qui paraissait âgée de huit à dix ans ; mais aussitôt qu’il reconnut le visage d’Edgard à la lueur des torches, il se précipita à ses pieds.

— Don Edgard, don Edgard ! lui dit-il, je n’ai jamais fléchi le genou devant un mortel ; mais vous n’êtes pas un homme, vous êtes un ange de lumière envoyé pour me préserver d’un chagrin mortel et d’un incurable désespoir. Un soupçon injuste s’était emparé de mon esprit porté au mal, et j’ai conçu l’affreuse idée de vous livrer à la mort, vous le plus noble des hommes, vous un modèle de fidélité et de courage ! Tuez-moi, Edgard ! tirez de moi une sanglante vengeance, car jamais vous ne me pardonnerez ce que j’ai fait !

Edgard, dans sa profonde conviction de n’avoir fait que ce que lui ordonnaient rigoureusement son devoir et l’honneur, se sentit vivement peiné de cette manière d’agir de don Rafael. Il chercha à le calmer par tous les moyens possibles, mais sans pouvoir y parvenir.

Rafael raconta que le colonel Lacombe, exaspéré de la disparition d’Edgard, et soupçonnant un crime, fit visiter toute la maison, et ordonna d’emprisonner don Rafael. Celui-ci fut contraint de s’enfuir, et, grâce à l’activité officieuse du franciscain, sa fille et son domestique avaient pu sortir de Valence, emportant avec eux les choses de première nécessité.

Pendant ce récit on avait envoyé en avant la fille de Rafael et son serviteur blessé. Rafael, trop âgé pour prendre part aux coups de main hardis des guérilleros, devait les suivre. En faisant à Edgard un mélancolique adieu, il lui mit dans les mains une bague, talisman qui devait le protéger contre tous les dangers.

Ainsi se termina le récit d’Euchar, qui semblait avoir intéressé la société tout entière.

— Cette histoire espagnole, dit un poëte, offre l’étoffe de plusieurs excellentes tragédies, il n’y manque seulement qu’un peu d’amour, et pour dénoûment un beau meurtre, un peu de folie ou quelque chose de pareil.

— Ah ! oui ! de l’amour ! dit une jeune fille en rougissant très-fort ; une histoire d’amour manque à votre charmant récit, mon cher baron !

— Aussi, mademoiselle, répondit Euchar, n’ai-je pas voulu raconter un roman, mais tout simplement les aventures de mon ami Edgard, qui par malheur n’a rien trouvé dans les montagnes sauvages de l’Espagne qui fût semblable à ce que vous désirez.

— Pour moi, murmura Victorine à demi-voix, je crois connaître cet Edgard, et je sais qu’il est resté pauvre, parce qu’il a dédaigné des occasions de s’enrichir.

Mais l’enthousiasme de Ludovic était au comble, il s’écriait de toutes ses forces :

— Oui, je la connais, cette mystérieuse Profecia de los Pirineos du divin don Juan-Batista del Ariaga. Oh ! elle m’enflamma le cœur, et je voulais partir pour l’Espagne ; je voulais me jeter au milieu des plus terribles combats, si l’enchaînement des choses l’eût permis ; et si je m’étais trouvé à la place d’Edgard à l’instant du fait passé dans les caves des franciscains, voici ce que j’aurais dit au terrible Empecinado :

Et entonnant une tirade pathétique, il stupéfia toute la société, qui ne pouvait assez admirer son courage héroïque et sa résolution.

— Oui, interrompit la présidente ; mais malheureusement l’enchaînement des choses ne l’a pas permis ! Toutefois, ce qui est tout à fait de circonstance et se présente ici par l’enchaînement des choses, c’est le divertissement que j’ai préparé à mes chers hôtes, et qui donne au récit de notre Edgard un dénoûment aussi agréable que caractéristique.

Et au même instant les portes s’ouvrirent, et Manuela entra, suivie du petit Bazio Cubas, qui, la guitare dans les mains, fit un salut étrange à la ronde.

Manuela, avec cette grâce indescriptible qui avait déjà étonné dans le parc nos amis Euchar et Ludovic, s’inclina devant tout le monde, et dit avec une voix du timbre le plus doux qu’elle était venue pour donner à la société une idée de son talent, qui pourrait peut-être plaire par son étrangeté.

La jeune fille paraissait, depuis le peu de temps que nos amis ne l’avait vue, plus grande et plus belle. Sa taille semblait avoir dans ses formes une perfection plus complète ; elle était aussi plus élégamment, presque richement habillée.

— Maintenant, murmura Ludovic à l’oreille d’Euchar, pendant que Cubas faisait, avec mille gestes comiques, les dispositions pour le