Page:Hoffmann - Contes nocturnes, trad de La Bédollière, 1855.djvu/274

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soixante ans, et est cependant un grand musicien ; l’autre, vous le savez, messieurs, c’est moi-même : je suis le seul possesseur du véritable art du violon, et mes efforts constants m’ont rendu supérieur dans cet art dont Tartini fut le créateur… Maintenant, messieurs, continuons.

Les quatuors d’Haydn, comme on peut bien le penser, furent joues avec une telle perfection qu’ils ne laissèrent rien à désirer.

Le baron s’était assis, les yeux fermés, et se dandinait de coté et d’autre. Parfois il se levait, se rapprochait des joueurs, examinait leurs cahiers de musique en fronçant le sourcil, s’éloignait à pas de loup, revenait, se replaçait sur sa chaise, mettait sa tête entre ses mains, et poussait de longs gémissements.

— Arrêtez ! s’écriait-il soudain lorsqu’il y avait quelque passage mélodieux dans l’adagio. Vrai Dieu ! c’est une mélodie tartinienne, mais vous ne l’avez pas comprise. Encore une fois, je vous en prie.

Et les musiciens répétaient en souriant le passage avec plus de lenteur et d’attention, et le baron soupirait et pleurait comme un enfant.

Quand les quatuors furent achevés, le baron prit la parole.

— Cet Haydn est un homme divin, dit-il ; il sait remuer les cœurs, mais il n’entend rien à écrire pour le violon. Peut-être, au reste, lui serait-ce inutile, car s’il écrivait dans la seule véritable manière, celle de Tartini, vous ne pourriez pas le jouer.

C’était à mon tour de jouer quelques variations que Haak avait composées pour moi.

Le baron se plaça à mes côtés et regarda la musique. On peut s’imaginer le trouble que m’inspirait la présence de ce critique sévère. Mais bientôt un vigoureux allegro m’entraîna ; j’oubliai le baron, et déployai toute la puissance de mes moyens.

Quand j’eus fini, le baron me frappa sur l’épaule, et me dit avec un gracieux sourire : — Tu peux continuer à t’occuper du violon, mon fils ; mais tu n’entends absolument rien au coup d’archet et à l’expression, ce qui peut provenir de ce que tu n’as pas encore eu affaire à de bons maîtres.

On se mit à table. On avait servi dans un autre appartement un repas qui pouvait passer pour somptueux, et qui se faisait surtout remarquer par la quantité et la diversité des vins fins. Les musiciens