Page:Hoffmann - Contes nocturnes, trad de La Bédollière, 1855.djvu/339

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Alors sur tous les visges se montrait un sourire équivoque, qui voulait dire : — Eh ! mon cher, nous n’avons pas besoin de cela pour croire que vous avez perdu l’esprit.

Par une sombre et silencieuse soirée d’octobre, Anselme, que l’on croyait loin, entra à l’improviste chez un de ses amis. Il était profondément attendri, plus tendre et plus affectueux qu’à l’ordinaire, presque triste. Son humeur turbulente et quelquefais sauvage était adoucie et domptée par la puissance mystérieuse qui s’était emparée il son esprit.

Il était tout à fait. nuit, et l’ami d’Anselme voulait demander de la lumière. Anselme le prit par les deux bras.

— Veux-tu une fois au moins, dit-il, agir à ma fantaisie ? N’allume pas de flambeau ; contentons-nous de la faible lueur de cette lampe, qui de ce cabinet nous envoie ses pâles rayons. Tu peux faire tout ce que tu voudras, boire du thé, fumer, pourvu que tu ne brises pas de tasse et que tu ne jettes pas d’amadou allumé sur ma veste neuve. Cela non seulement me fâcherait, mais encore troublerait le calme et le silence de ce jardin enchanté dans lequel je suis entré aujourd’hui, et où je jouis de mille délices. Je vais m’asseoir sur ce sofa.

Il s’assit, et après une longue pause commença en ces termes :

— Demain matin, à huit heures, il y a justement deux ans que le comte de Lobau sortit de Dresde avec douze mille hommes et vingt-quatre pièces de canon pour se frayer un passage vers les montagnes de Misnie.

— Parbleu, dit l’ami d’Anselme en riant aux éclats, il faut en convenir, en t’entendant parler de jardin enchanté je m’attendais dévotement à en voir s’échapper une apparition céleste. Que me fait ton comte de Lobau et sa sortie ? Comment as-tu retenu le compte exact des douze mille hommes et des vingt-quatre pièces de canon ? Depuis quand les faits militaires sont-ils si bien gravés dans ton cerveau ?

— Eh quoi ! reprit Anselme, ce temps si plein d’événements accumulés t’est-il déjà devenu étranger ? Ne sais-tu plus que nous fûmes tous saisis d’une velléité belliqueuse ? Le noli turbare ne nous en sauva pas, et nous ne voulions pas en être sauvés. Je ne sais quel démon nous déchirait la poitrine, nous éperonnait, nous excitait à combattre. Chacun se saisit pour la première fois d’une arme, non point pour se défendre, mais pour se consoler, pour chercher dans la mort le châtiment d’une honteuse faiblesse. Eh bien ! ce fut cette ardeur étrange