Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/135

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et m’a mené dans le grand salon d’attente, où il s’est assis et m’a fait asseoir sur un canapé rouge qui est entre deux portes vis-à-vis de la cheminée. Alors il s’est mis à parler vivement, énergiquement, comme si un poids se levait de dessus sa poitrine.

— Monsieur Hugo, je vous vois avec plaisir. Que pensez-vous de tout ceci ? Tout cela est grave et surtout paraît grave. Mais en politique, je le sais, il faut quelquefois tenir compte de ce qui paraît autant que de ce qui est. Nous avons fait une faute en prenant ce chien de protectorat[1]. Nous avons cru faire une chose populaire pour la France, et nous avons fait une chose embarrassante pour le monde. L’effet populaire a été médiocre ; l’effet embarrassant est énorme. Qu’avions-nous besoin de nous empêtrer de Taïti (le roi prononçait Taëte)[2] ? Que nous faisait cette pincée de grains de tabac au milieu de l’Océan ? À quoi bon loger notre honneur à quatre mille lieues de nous dans la guérite d’une sentinelle insultée par un sauvage et par un fou ? En somme, il y a du risible là-dedans. Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, c’est petit, il n’en sortira rien de gros. Sir Robert Peel a parlé comme un étourdi. Il a fait, lui, une sottise d’écolier. Il a diminué sa considération en Europe. C’est un homme grave, mais capable de légèretés. Et puis il ne sait pas de langues. Un homme qui ne sait pas de langues, à moins d’être un homme de génie, a nécessairement des lacunes dans les idées. Or, sir Robert n’a pas de génie. Croiriez-vous cela ? il ne sait pas le français. Aussi il ne comprend rien à la France. Les idées françaises passent devant lui comme des ombres. Il n’est pas malveillant, non ; il n’est pas ouvert, voilà tout. Il a parlé étourdiment. Je l’avais jugé ce qu’il est, il y a quarante ans. Il y a quarante ans que je l’ai vu pour la première fois. Il était alors jeune homme et secrétaire du comte de… (je n’ai pas bien entendu le nom. Le roi parlait vite). J’allais souvent dans cette maison. J’étais alors en Angleterre. Je pensai envoyant ce jeune Peel qu’il irait loin, mais qu’il s’arrêterait. Me suis-je trompé ?

Il y a des anglais, et des plus hauts placés, qui ne comprennent rien aux français. Comme ce pauvre duc de Clarence, qui a, depuis, été Guillaume IV. Ce n’était qu’un matelot. Il faut se garer de l’esprit matelot, je le dis souvent

  1. Le protectorat de Taïti. (Note de l’éditeur.)
  2. Pritchard, consul d’Angleterre, n’ayant pas réussi à faire accepter le protectorat de Taïti par le gouvernement anglais, la reine Pomaré, quoique toujours dominée par l’influence anglaise, dut, sous la pression des chefs de l’île, demander le protectorat français, qui fut concédé par la convention du 25 mars 1843. Pritchard fut fort malmené par les français qui prirent possession de l’île. Le gouvernement anglais réclama, sous menace de guerre, le désaveu des brutalités commises et une indemnité pour Pritchard, en même temps que le ministre Robert Peel prononçait des paroles violentes contre la France. Louis-Philippe se soumit à toutes les exigences anglaises. (Note de l’éditeur.)