Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/200

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Avant de quitter le quartier des hommes, M. Lebel me dit :

— Voici un endroit curieux.

Et il me fit entrer dans une salle ronde, voûtée, assez haute, d’environ quinze pieds de diamètre, sans aucune baie ni fenêtre, et ne recevant de jour que par la porte. Autour de cette salle régnait un banc de pierre circulaire.

— Savez-vous où vous êtes ici ? me demanda M. Lebel.

— Oui, lui répondis-je.

J’avais reconnu la fameuse chambre de la question.

Cette chambre occupe le rez-de-chaussée de la tour crénelée, la plus petite des trois tours rondes qui sont sur le quai.

Au milieu, il y avait une chose sinistre et singulière. C’était une sorte de longue et étroite table en pierre de liais, rejointoyée avec du plomb coulé dans les fentes, très épaisse, et portée sur trois piliers de pierre. Cette table était haute d’environ deux pieds et demi, longue de huit et large de vingt pouces.

En levant les yeux, je vis un gros crochet de fer rouillé scellé dans la clef de la voûte, qui est une pierre ronde.

Cette chose était le lit de la question. On posait dessus un matelas de cuir sur lequel on étendait le patient.

Ravaillac a passé six semaines couché sur cette table, les pieds et les mains liés, bouclé à la ceinture par une courroie à laquelle se rattachait une longue chaîne qui pendait de la voûte. Le dernier anneau de cette chaîne était passé dans le crochet que je voyais encore fixé au-dessus de ma tête. Six gardes gentilshommes et six gardes de la prévôté le veillaient nuit et jour.

Damiens a été gardé, comme Ravaillac, dans cette chambre, et garrotté sur ce lit pendant tout le temps que dura l’instruction et le jugement de son procès.

Desrues, Cartouche, la Voisin ont été questionnés sur cette table.

La marquise de Brinvilliers y fut étendue toute nue, attachée et, pour ainsi dire, écartelée par quatre chaînes aux quatre membres, et subit là cette affreuse question extraordinaire par l’eau qui lui fit dire :

— Comment allez-vous faire pour mettre ce gros tonneau d’eau dans ce petit corps ?

Toute une sombre histoire est là, qui s’est infiltrée, pour ainsi dire, goutte à goutte, dans les pores de ces pierres, dans ces murailles, dans cette voûte, dans ce banc, dans cette table, dans ce pavé, dans cette porte. Elle est là tout entière ; elle n’en est jamais sortie ; elle y a été enfermée, elle est restée sous les verrous. Rien n’en a transpiré, rien ne s’en est évaporé au dehors. Personne n’en a jamais rien dit, rien conté, rien trahi, rien révélé. Cette