Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/221

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sans le rendre pittoresque. Voilà pour quel déguisement ces braves turcs ont abandonné leur costume national, le plus magnifique que les hommes aient jamais porté. Les turcs avaient de plus que nous la beauté ; nous avons réussi à leur donner notre laideur. Nos pédants de civilisation appellent cela un progrès.

Le bey était entouré de six ou huit tunisiens, affublés comme lui de broderies extravagantes sur d’horribles redingotes de drap. Parmi ces tunisiens il y avait un italien appelé le chevalier Raffo, qui était le ministre des finances du bey.

La fête de M. Guizot était belle. On y exécuta le septuor de Beethoven. Il y avait cohue, comme toujours. M. Guizot faisait les honneurs avec le grand cordon de la Légion d’honneur sur l’habit et la Toison d’or au cou. En passant près de moi le bey me coudoya avec sa grosse épaulette, et se retourna en s’excusant avec un sourire empressé et quelques mots d’un italien peu intelligible. L’italien était la seule langue européenne qu’il parlât. Louis-Philippe la parlait aussi. Mais quand ils causaient en italien l’un et l’autre, ils ne se comprenaient pas.

Je suppose que le bey parlait levantin et que Louis-Philippe parlait sarde.

Entre autres personnes auxquelles j’ai parlé à cette soirée il y avait le marquis d’Escayrac de Lautour qui m’a présenté son fils, jeune homme de vingt ans lequel arrive de Madagascar, MM. Edmond Blanc et Liadières qui m’ont parlé de la commission du Théâtre-Français dont nous sommes, le général Cavaignac, le maréchal Molitor, M. et Mme Ancelot, M. et Mme de Lagrenée, le prince de Craon, dont le fils sert dans la marine, le duc de Praslin, le duc Decazes, M. et Mme Duchâtel, M. et Mme Cuvillier-Fleury, la duchesse Decazes, M. Victor Leclerc en ce moment candidat à l’Académie, Granier de Cassagnac, Brindeau du Messager, M. Edmond Leclerc, l’ambassadeur d’Espagne Martinez de la Rosa, Napoléon Duchâtel qui va être ambassadeur en Espagne, M. et Mme Lebrun, Alphonse Royer avec le Nicham au cou, M. Poirson, proviseur du collège Charlemagne, etc. Peu de jolies femmes, beaucoup d’hommes fort laids.


La vieille mère de M. Guizot a quatre-vingt-quatre ou cinq ans. Elle assiste aux soirées, assise au coin de la cheminée, en guimpe et en coiffe noire, parmi les broderies, les plaques et les grands cordons. On croit voir au milieu de ce salon de velours et d’or une apparition des Cévennes.

M. Guizot lui disait un jour :

— Vous rappelez-vous, ma mère, le temps où votre grand’mère nous