Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/264

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Le condamné était fils d’un portier de la rue Chabanais.

— Votre lit est-il bon ? lui demandai-je.

Le directeur souleva les couvertures et me dit :

— Voyez, monsieur, un sommier, deux matelas et deux couvertures.

— Et deux traversins, ajouta Marquis.

— Dormez-vous bien ? lui dis-je.

Il répondit sans hésiter :

— Très bien.

Il y avait sur le lit un livre dépareillé tout ouvert.

— Vous lisiez ?

— Oui, Monsieur.

Je pris le livre ; c’était un Abrégé de géographie et d’histoire imprimé au dernier siècle. Les pages du commencement et une moitié de la reliure manquaient. Le livre était ouvert à l’endroit du lac de Constance.

— Monsieur, me dit le directeur, c’est moi qui lui ai prêté ce livre.

Je me tournai vers Marquis.

— Ce livre vous intéresse-t-il ?

— Oui, Monsieur, répondit-il ; M. le directeur m’a prêté aussi les voyages de Lapérouse et du capitaine Cook. J’aime ces aventures de nos grands navigateurs. Je les ai déjà lus, mais je les relis volontiers, et je les relirai avec plaisir dans un an ou dans dix ans.

Il ne dit pas je relirais, mais je relirai. Du reste, le pauvre jeune homme était beau parleur et s’écoutait avec un certain plaisir. Nos grands navigateurs est textuel. Il parlait en style de journal. Dans tout le reste de la conversation, je remarquai cette absence de naturel. Tout s’efface devant la mort, excepté l’affectation. La bonté s’évanouit, la méchanceté s’en va, l’homme bienveillant devient amer, l’homme rude devient doux ; l’homme affecté reste affecté. Chose étrange que la mort vous touche et ne vous rende pas simple !

C’était un pauvre ouvrier vaniteux, un peu artiste, trop et trop peu, que la vanité avait perdu. Il avait le goût de paraître et de jouir. Il avait dérobé un matin cent francs dans la commode de son père et le lendemain, après une journée de plaisir, de bons repas, de spectacle, de débauches, etc., il avait assassiné une fille pour la voler. Cette affreuse échelle qui a tant d’échelons, qui va du vol domestique à l’assassinat, de la réprimande paternelle à l’échafaud, les scélérats comme Lacenaire et Poulmann mettent vingt ans à la descendre ; lui, ce jeune homme, qui n’était qu’un enfant hier, l’avait enjambée. En vingt-quatre heures, il avait, comme disait dans la cour un vieux forçat ancien maître d’école, pris tous ses grades.

Quel abîme qu’une telle destinée !