Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/266

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— Mais, observa le directeur, il y a du minium dans le vermillon ?

— C’est possible, dit-il. Le fait est qu’on n’a pas voulu, et j’ai dû me contenter du crayon. Les portraits étaient tout de même ressemblants.

— Et ici, que faites-vous ?

— Je m’occupe.

Il resta rêveur sur cette réponse, puis ajouta :

— Je dessinerais bien. Ceci (en montrant la camisole) ne me gênerait pas. À la rigueur on dessinerait (il agitait sa main sous la manche en parlant ainsi). Et puis ces messieurs (montrant les gardiens) sont très bons. Ils m’ont déjà offert de me laisser lever les manches. Mais je fais autre chose, je lis.

— Vous voyez, sans doute, l’aumônier.

— Oui, Monsieur, il vient.

Ici, il se tourna vers le directeur.

— Mais je n’ai pas encore vu l’abbé Montès.

Ce nom dans cette bouche me fit un effet sinistre. J’ai vu une fois dans ma vie l’abbé Montès, un jour d’été, par un beau soleil, sur le pont au Change, dans la charrette qui menait Louvel à l’échafaud.

Cependant le directeur avait répondu :

— Ah ! dame ! c’est qu’il est vieux, il a près de quatre-vingt-six ans ; le pauvre bonhomme fait son service comme il peut.

— Quatre-vingt-six ans ! dis-je. C’est ce qu’il faut, pourvu qu’il ait un peu de force. À cet âge on est si près de Dieu qu’on doit avoir de bien belles paroles.

— Je le verrai avec plaisir, dit Marquis tranquillement.

— Monsieur, lui dis-je, il faut espérer.

— Oh ! reprit-il, je ne me décourage pas. D’abord j’ai mon pourvoi en cassation et puis j’ai ma demande en grâce. La sentence qui me condamne peut être cassée, je ne dis pas qu’elle ne soit pas juste, mais elle est un peu sévère, on aurait pu considérer mon âge et admettre des circonstances atténuantes. Et puis j’ai signé mon placer au roi. Mon père, qui vient me voir, m’a dit d’être tranquille. C’est M. Le Duc qui remettra lui-même le placet à Sa Majesté. M. Le Duc me connaît bien, il connaît bien son élève Marquis. Le roi est accoutumé à ne lui rien refuser. Il est impossible qu’on ne me fasse pas grâce, je ne dis pas de tout, mais...

Il se tut.

— Oui, lui dis-je, ayez bon espoir. Vous avez ici-bas vos juges d’un côté et votre père de l’autre. Mais là-haut, vous avez aussi votre père et votre juge, qui est Dieu, et qui ne peut pas sentir la nécessité de vous condamner sans éprouver en même temps le besoin de vous pardonner. Espérez donc !

— Merci, Monsieur, répondit Marquis.