Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/300

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verse, la femme n’a aucun mal. — Je n’aurai pas le bonheur qu’elle se rompe le cou, pense le mari.

La femme tombe malade. Le mari devient lugubrement joyeux. Il examine les chances du mal et se dit avec l’affreux cynisme du monologue : — Si elle pouvait crever !

Elle guérit.

Cependant, comme il faut qu’on ait une femme, n’ayant plus la sienne, il en prend une autre. Il est riche, jeune, etc., les occasions ne lui manquent pas, ni les femmes non plus. L’épouse s’en aperçoit. Nouvelles aigreurs. Scènes et scandales. Les domestiques comprennent et jasent. Chose plus triste, les enfants commencent à deviner et se taisent tristement devant leur père et leur mère.

On ne se déteste plus maintenant, ce qui est pire et plus noir, on se hait.

Une nuit, après quelque violente altercation, le mari songe : — Je donnerais bien cent mille francs à celui qui m’en délivrerait !

La vie continue son train, car la vie, comme les saisons, s’écoule, chargée de mille riens, à travers tout. On a d’horribles soucis au cœur, on entrevoit des abominations dans son âme, on frémit par moments devant les choses possibles dont on est capable, et cela n’empêche pas qu’on lise le journal, qu’on fasse des parties de chasse, qu’on dépense à peu près gaîment deux cent mille livres de rente, qu’on rie et qu’on fume son cigare, et qu’on aille à la cour si on est de la cour, ou à la Chambre si on est de la Chambre.

Un jour enfin un vent mauvais souffle dans ce ménage plein de tempêtes. Une circonstance fatale survient, de graves intérêts de nom ou de famille, ou de cœur, une fortune à préserver, une maîtresse à conserver. La femme, la mère, celle qui a tous les droits, s’exaspère d’une prétention quelconque du mari, et se met à le mordre furieusement, sans retenue et sans pitié, au plus sensible de la passion. Le mari s’en va morne et se dit : — Qu’elle y prenne garde ! je lui tordrais le cou comme à un moineau.

De le dire à le faire il n’y a plus qu’un pas.

Ainsi l’esprit d’un homme se trouve monté ou descendu de rêverie en rêverie, comme par les marches d’un escalier, au niveau d’une pensée affreuse.

Par degrés, comme on dit.

Sa raison en vient à marcher et à se mouvoir presque à l’aise dans cette pensée où elle n’aurait pu tomber d’un coup sans se briser.

Le dénouement sera brusque, violent, imprévu, effroyable, imprudent, fou, et aura tous les caractères de l’improvisation. La moindre querelle suffit maintenant pour l’amener. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, lequel se trouvait plein. Plein ? de quoi ? d’une sorte de préméditation insen-