Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/307

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Cependant nous passons la place Saint-Michel et nous entrons, toujours bras dessus, bras dessous, rue Monsieur-le-Prince.

— Vous avez bien fait, me dit Béranger, de vous en tenir à la popularité qu’on domine. Moi j’ai beaucoup de peine à me soustraire à la popularité qui vous monte dessus. Quel esclave qu’un homme qui a le malheur d’être populaire de cette popularité-là ! Tenez, leurs banquets réformistes, cela m’assomme, et j’ai toutes les peines du monde à n’y pas aller. Je donne des excuses : je suis vieux, j’ai un mauvais estomac, je ne dîne plus, je ne me déplace pas, etc. — Bah ! Vous vous devez ! il faut qu’un homme comme vous donne ce gage ! — Et cent autres et cætera. Je suis outré, quoi ! Et cependant il faut faire bonne mine et sourire. Ah çà ! mais c’est tout simplement le métier d’ancien bouffon de cour ! Amuseur de prince, amuseur de peuple, même chose. Quelle différence y a-t-il entre le poëte suivant la cour et le poëte suivant la foule ? Marot au xvie siècle, Béranger au xixe, mais, mon cher, ce serait le même homme ? Je n’y consens pas. Je m’y prête le moins que je peux. Ils se trompent sur mon compte. Je suis homme d’opinion, et non homme de parti. Oh ! je la hais, leur popularité ! J’ai bien peur que notre pauvre Lamartine ne donne dans cette popularité-là. Je le plains. Il verra ce que c’est. Hugo, j’ai du bon sens, je vous le dis, tenez-vous-en à la popularité que vous avez ; c’est la vraie, c’est la bonne. Tenez, je me cite encore. En 1829, quand j’étais à la Force pour mes chansons, comme j’étais populaire, il n’était pas de bonnetier ou de gargotier ou de lecteur du Constitutionnel qui ne se crût le droit de venir me consoler dans mon cachot. — Allons voir Béranger ! — Tiens ! si j’allais voir Béranger ! — On venait. Et moi qui étais en train de rêvasser à nos bêtises de poëtes et de chercher un refrain ou une rime entre les barreaux de ma fenêtre, au lieu de trouver ma rime, il me fallait recevoir mon bonnetier. Pauvre diable populaire, je n’étais pas libre dans ma prison ! Oh ! si c’était à recommencer ! Comme ils m’ont ennuyé !

Tout en devisant, nous avions pris la rue Mazarine, et nous étions à la porte de l’Institut, où j’allais. C’était jour d’Académie.

— Entrez-vous ? lui ai-je dit.

— Oh non !

Et il s’est enfui.