Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/320

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s’il veut faire l’interpellation nous l’appuierons. Je viens à vous. La situation est dans vos mains, vous pouvez la trancher ou la résoudre. Le voulez-vous ? Ma conviction est que vous pouvez entraîner la Chambre.

En parlant ainsi, Boissy avait pris une feuille de papier sur laquelle il avait écrit : « Je demande à la Chambre l’autorisation d’interpeller immédiatement le cabinet sur la situation de la capitale. » Puis il mit la date et, me présentant la plume : — Signez, dit-il.

— Écoutez, lui dis-je ; j’étais tout prêt à vous appuyer. Je suis tout prêt à faire moi-même l’interpellation. Mais, comme vous le dites vous-même, il faut qu’elle soit utile. Pour cela il me faut l’appui de l’espèce de côté gauche que nous avons ici. Si Daru et ses amis me promettent leur concours, je me lève et je prends la parole sur-le-champ.

Boissy, sans me répondre, enjamba les trois ou quatre rangs de fauteuils qui me séparaient du comte Daru, lui toucha l’épaule, et un moment après j’avais Daru à ma droite et Boissy à ma gauche. J’exposai à Daru la situation, la proposition de Boissy, mon adhésion et ma résolution d’interpeller le ministère si lui, Daru, et ses amis promettaient de m’appuyer, ajoutant : En une occasion pareille il faut l’emporter. Mieux vaut encore ne pas se lever que se lever seul. Je suis d’avis qu’en politique il faut toujours se risquer et ne jamais se compromettre. J’aime le danger, mais je hais le ridicule.

Daru resta un moment pensif et me dit : — Nous ne vous appuierons pas.

— Pourquoi ?

— Voici : Si les choses entre l’opposition et le cabinet étaient au point où vous les croyez, vous avez raison, il faudrait interpeller et nous nous lèverions avec vous ; mais depuis hier deux heures de l’après-midi la situation a changé. Je viens de voir Dufaure qui, lui aussi, voulait interpeller le ministère à l’autre Chambre, et qui y renonce. Au fond, ni le cabinet ni l’opposition ne se soucient du Banquet. C’est un duel imprudemment engagé et on cherche à se dégager des deux parts. Ce matin on faisait encore les bravaches et on croisait le fer ; ce soir on en est aux pourparlers. Ma conviction est que le duel n’aura pas lieu, c’est-à-dire qu’il n’y aura pas de banquet, partant pas d’émeute, partant pas de révolution. Dans cette situation, interpeller le cabinet, c’est le contraindre à s’expliquer. Il ne peut s’expliquer sans accuser l’opposition. De là un nouveau venin sur la querelle ; et à quoi bon, quand les choses ne demandent qu’à s’apaiser ? Il paraît en outre qu’il y aura demain dimanche un commencement d’émeute assez insignifiante, mais suffisante pour donner prétexte à l’opposition et faire ajourner le Banquet par respect pour la paix publique. Je crois donc que le mieux est de les laisser s’arranger et de se taire.

— Votre parti, dis-je à Daru, est-il absolument pris, tout à fait ? Je crois