Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/326

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En ce moment, un groupe de femmes en deuil et d’enfants vêtus de noir passait rapidement sur l’autre trottoir du pont. Un homme donnait la main au plus grand des enfants. J’ai regardé et j’ai reconnu le duc de Montebello. — Tiens ! a dit d’Houdetot, le ministre de la marine ! — Il a couru et a causé un moment avec M. de Montebello. La duchesse avait eu peur, et toute la famille se réfugiait sur la rive gauche.

Nous sommes rentrés au palais de la Chambre, Vivien et moi. D’Houdetot nous a quittés. En un instant, nous avons été entourés. Boissy m’a dit : — Vous n’étiez pas au Luxembourg ? J’ai essayé de parler sur la situation de Paris. J’ai été hué. À ce mot la capitale en danger, on m’a interrompu, et le chancelier, qui était venu présider exprès pour cela, m’a rappelé à l’ordre. Et savez-vous ce que m’a dit le général Gourgaud : — Monsieur de Boissy, j’ai soixante pièces de canon avec leurs caissons chargés de mitraille. C’est moi qui les ai chargés. — J’ai répondu : — Général, je suis charmé de savoir la pensée intime du château. — Et savez-vous ce qu’a dit le maréchal Bugeaud qui commande Paris depuis deux heures : — Eussé-je devant moi cinquante mille femmes et enfants, je mitraillerais. — Il y aura de belles choses d’ici à demain matin.

Duvergier de Hauranne, sans chapeau, les cheveux hérissés, pâle, mais l’air content, a passé en ce moment et m’a tendu la main.

Pendant que nous échangions un bonjour, un jeune homme à barbe blonde est survenu et lui a dit : — Avez-vous quelque chose de plus à me donner pour la Patrie (c’est le journal du soir). — Non, a dit Duvergier. Mais n’oubliez pas d’effacer la signature de Moreau. — Soyez tranquille. — Moreau, du département de la Seine. — Je sais. — C’est qu’il ne faut pas qu’il réclame, cela ferait mauvais effet. — J’y veillerai. — Prenez-en note. Moreau, Seine. — J’ai pris note. — Où ? — Dans mon cerveau. Ne craignez rien. — Et le journaliste est parti.

J’ai laissé Duvergier et je suis entré dans la Chambre. Il n’y avait pas cent députés. On y discutait une loi sur la Banque de Bordeaux. Un bonhomme nasillard était à la tribune, et M. Sauzet lisait les articles de la loi d’un air endormi. M. de Belleyme, qui sortait, m’a serré la main en passant, et m’a dit : Hélas !

Plusieurs députés sont venus à moi, M. Marie, M. Roger (du Loiret), M. de Rémusat, M. Chambolle et quelques autres. Je leur ai conté le fait du drapeau arraché, grave à cause de l’audace de cette attaque d’un poste en rase campagne. Un d’eux a dit : — Le plus grave, c’est qu’il y a un mauvais dessous. Cette nuit, plus de quinze hôtels riches de Paris ont été marqués d’une croix sur la porte pour être pillés, entre autres l’hôtel de la princesse de Liéven, rue Saint-Florentin, et l’hôtel de Mme de Talhouët. — Êtes-vous