Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/396

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sons de cette sorte, toutes impénétrables. Son esprit était vide de toute autre chose. Il avait eu une femme et un enfant qui étaient morts de misère pendant qu’il était en prison. Il était inaccessible aux jouissances qui énervent les sens et aux passions qui domptent l’âme. Il était brave ; dans les émeutes, comme il avait la vue basse, il allait reconnaître avec un lorgnon les bataillons qui tiraient sur lui. C’était un furieux froid. Ce qu’il voulait était simple : — mettre en bas ce qui est en haut et en haut ce qui est en bas. — Il exprimait un jour son but de cette façon : — Je veux désarmer les bourgeois et armer les ouvriers ; je veux déshabiller les riches et habiller les pauvres. — Comme on le voit, sa liberté emprisonnait, son égalité dégradait, et sa fraternité tuait. C’était un de ces hommes qui ont une idée. Leur pays d’un côté, leur idée de l’autre, ils préfèrent leur idée. Leur logique tombe sur tous les sentiments humains comme le couteau de la guillotine. Vous leur dites : — Mais votre idée dresse l’échafaud ! — Sans doute. — Pour tous. — Je l’espère. — Pour vous-même. — Je le sais.

Leur propre tête roulant dans le panier de Sanson leur sourit.

Les privations, le dénuement, les fatigues, les complots, les cachots l’avaient usé. Il était pâle, de taille médiocre et de constitution chétive. Il crachait le sang. À quarante ans il avait l’air d’un vieillard. Ses lèvres étaient livides, son front était ridé, ses mains tremblaient, mais on voyait dans ses yeux farouches la jeunesse d’une pensée éternelle. Cet homme violent disait des choses implacables avec un accent calme et un sourire tranquille. Son regard était si sombre et sa voix était si douce qu’on se sentait pris de terreur devant lui. On comprenait que sous cette douceur se cachaient et se condensaient les explosions inouïes de la haine. Après Février, il sortit de prison (de Doullens, je crois, où il avait été transféré en quittant le Mont Saint-Michel) et il écrivit à son frère qu’il haïssait : — Je sors une fourche de fer rouge à la main. Ce fut en effet au milieu de cette révolution, pleine de clartés mystérieuses et de ténèbres inconnues, une apparition terrible.

... se mit à l’œuvre sur-le-champ, et ouvrit un club qu’il présida. Il avait là, au milieu des rumeurs furieuses, une attitude réfléchie, la tête un peu inclinée, laissant pendre ses mains entre ses genoux. Dans cette posture et sans hausser la voix, il demandait la tête de Lamartine et il offrait la tête de son frère.

Toutes les lueurs de 93 étaient dans sa prunelle. Il avait un double idéal, pour la pensée Marat, pour l’action Alibaud. Homme effrayant, promis à des destinées sombres, qui avait l’air d’un spectre lorsqu’il songeait au passé et d’un démon lorsqu’il songeait à l’avenir.