Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/73

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sculpture, plutôt pompeuse que funèbre, plutôt faite pour l’opéra que pour l’église, selon la froide et noble étiquette qui régissait l’art de Louis XIV. Aucune palissade, aucun déblai n’empêchait le passant de voir Turenne vêtu en empereur romain mourir là d’un boulet autrichien, au-dessus du bas-relief en bronze de la bataille de Turheim, et de lire cette date mémorable : 1675, année où Turenne mourut, où le duc de Saint-Simon naquit et où Louis XIV posa la première pierre de l’Hôtel des Invalides.

À droite, contre l’échafaudage du dôme et le tombeau de Turenne, entre le silence de ce sépulcre et le tapage des ouvriers, dans une petite chapelle barricadée et déserte, j’entrevoyais, derrière une balustrade, par l’ouverture d’une arcade blanche, un groupe de statues dorées, posées là, pêle-mêle, et sans doute arrachées du baldaquin, qui semblaient s’entretenir à voix basse de toute cette dévastation. Elles étaient six, six anges ailés et lumineux, six fantômes d’or sinistrement éclairés d’un pâle rayon de soleil. L’une de ces statues montrait du doigt aux autres la chapelle de Saint-Jérôme sombre et tendue de deuil et semblait prononcer avec terreur ce mot : Napoléon. Au-dessus de ces six spectres, sur la corniche du petit dôme de la chapelle, un grand ange de bois doré jouait de la basse, les yeux levés au ciel, presque avec l’attitude que le Véronèse donne au Tintoret dans les Noces de Cana.

Cependant j’étais arrivé au seuil de la chapelle de Saint-Jérôme.




Une grande archivolte avec une haute portière de drap violet assez chétif imprimé de grecques et de palmettes d’or ; au sommet de la portière, l’écusson impérial en bois peint ; à gauche, deux faisceaux de drapeaux tricolores surmontés d’aigles qui avaient l’air de coqs retouchés pour la circonstance ; des invalides décorés de la Légion d’honneur, la pique à la main ; la foule silencieuse et recueillie entrant sous la voûte ; au fond, à une profondeur de huit à dix pas, une grille de fer peinte en bronze ; sur la grille, qui est d’une ornementation lourde et molle, des têtes de lion, des N dorées qui ont l’air de clinquant appliqué, les armes de l’empire, la main de justice et le sceptre surmonté d’une figurine de Charlemagne assis, la couronne en tête et le globe à la main ; au delà de la grille, l’intérieur de la chapelle, je ne sais quoi d’auguste, de formidable et de saisissant, un lampadaire allumé, un grand aigle d’or, largement éployé, dont le ventre brillait d’un reflet de lampe funèbre et les ailes d’un reflet de soleil ; au-dessous de l’aigle, sous une vaste et éblouissante gerbe de drapeaux ennemis, le cercueil, dont on voyait les pieds d’ébène et les anneaux d’airain ; sur le cercueil, la grande couronne impériale pareille à celle de Charlemagne, le diadème de laurier d’or pareil