Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome II.djvu/103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans ce moment-là, mon fils Victor était chez le général Le Flô (Colomberes street). Ils causaient. Tout à coup Le Flô dit : — Qu’est-ce que c’est que ce remue-ménage de meubles là-haut ? Est-ce que les voisins se battent ? — Puis il s’écria : — Mais non ! c’est un tremblement de terre ! Voilà le cinquième que j’ai depuis que je suis au monde. À Médéah, cela allait si bien que j’ai été obligé de sortir de peur que les murs ne me tombassent sur la tête. — Comme dans les tragédies de Racine, dit Victor. Et cependant tous deux sortirent. Devant la porte du général trois vieilles femmes se lamentaient et criaient : C’est la fin du monde. Tout Saint-Hélier était sur pied. Bon nombre de jersiais ne se sont pas couchés, disant que la terre tremblait toujours trois fois de suite, et se tenant prêts.

Le général hongrois Mezzaros qui demeure à Saint-Luke a été averti du tremblement de terre par son armoire qui a failli lui tomber sur la tête. Le lendemain en m’éveillant j’ai vu une souris morte au beau milieu de ma chambre. C’est le seul désastre qu’ait causé ce terrœ motus.

Une vieille femme m’a dit : Voilà quatre-vingts ans que je vis, et je n’ai jamais quitté l’île, et je n’ai jamais vu cela. C’est un drôle de temps.

D’autres vieillards jersiais ont mémoire d’un tremblement de terre arrivé en 1779. Un d’eux m’en parlait et ajoutait : — Je viens de passer toute ma journée à chercher des vers qu’on fit alors sur ce tremblement. C’était une fort jolie épigramme.

Ô dix-huitième siècle ! Dieu fait un tremblement de terre, l’homme riposte par un quatrain.




VII


Jersey, 29 mai 1853.

Tout à l’heure je voyais passer sur la route devant ma maison des charrettes ornées de branches de chêne. Je me suis approché d’un charretier, et je lui ai dit : — Pourquoi ces branches d’arbre sur votre cheval ? — Il m’a répondu avec son accent jersiais : — Il y a eu un roi qui s’est caché dans un chêne un 29 mai, c’est aujourd’hui le 29 mai, et nous mettons du chêne à nos voitures. — Et il a passé outre.

Je me suis souvenu alors que le 29 mai 1651, Charles II, battu par Cromwell à Worcester, s’était après la bataille caché au creux d’un chêne. Neuf ans plus tard, ce Charles II a régné, il a dressé les gibets et les échafauds, coupé force têtes, vendu Dunkerque à Louis XIV, avili le parlement, fait battre l’Angleterre par la Hollande dans la grande bataille navale des