Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome II.djvu/234

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29 décembre. Hier. — C’est au Père-Lachaise qu’on l’a porté. Il n’y avait plus de place dans le caveau de mon père. On l’a mis dans un caveau provisoire. Je l’ai suivi à pied de la rue Drouot jusque-là. Le peuple l’a suivi comme moi.

Louis Blanc a parlé. Ce qu’il a dit est beau. Il a attesté, comme je le souhaitais, le Dieu infini et l’âme immortelle.

La foule m’a entouré. J’ai serre des mains innombrables.

En voilà un de plus parmi mes bien-aimés invisibles, mais présents. Car vous n’êtes pas morts, et je sens l’ombre de vos ailes sur moi.

En marchant, je n’ai pas quitté des yeux le cercueil. Il y avait deux bouquets des deux côtés de la tête. La foule faisait une haie épaisse. Je voyais vaguement des têtes à toutes les fenêtres. De temps en temps des mains se tendaient avec des couronnes d’immortelles qu’on posait sur le cercueil. Il faisait beau, le soleil brillait, mais il avait plu, et l’on marchait dans la boue. Au cimetière, il a fallu s’arrêter. La foule a empêché un moment d’avancer. Puis on s’est remis en marche. Quand le cercueil a été dans le caveau, on a posé dessus les fleurs et les couronnes. Alors Louis Blanc a parlé. Paul Meurice et Auguste Vacquerie étaient à côté de moi.

Je suis revenu dans une voiture noire avec Louis Blanc, Mme  Louis Blanc, Paul Foucher.

J’ai trouvé près d’Alice Schœlcher et Edmond Adam et toutes ces dames. J’ai causé longtemps avec Mme  Jules Simon. Je veux assurer l’avenir des deux petits ; Georges et Jeanne deviennent toute ma vie. Jules Simon a été le tuteur d’Alice et peut m’aider.

Les frères Lionnet sont venus, et m’ont apporté le portrait que l’un d’eux a fait de Victor l’autre soir. C’est ressemblant, beau et poignant.

Je reçois des lettres de tous. Je n’ai pas le temps ni la force de répondre. Pourtant j’ai écrit à Edgar Quinet. Je lui dis dans ma lettre : — Je suis accablé, mais j’ai foi. Je crois à l’immortel moi de l’homme comme à l’éternel moi de Dieu.

J’ai écrit à Louis Blanc ceci : — Je vous remercie au nom de l’âme qui vous écoutait. Le cercueil est une oreille ouverte. On y entend déjà le ciel et on y entend encore la terre. Votre voix arrivait jusqu’à lui qui était là, gisant comme corps, et planant comme esprit.