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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome II.djvu/47

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Pardi ! c’est tout simple, tes vieilles, elles n’avaient rien à montrer. C’est vrai, mon pauvre garçon, tu n’as encore eu que des vieilles femmes. Tu es si laid ! Eh bien, qu’est-ce que tu veux qu’elles montrent, ta princesse de Belle-Joyeuse, ce spectre ! ta comtesse d’Agosta, cette sorcière ! et ton grand diable de bas-bleu de quarante-cinq ans, qui a des cheveux blondasses ! Voulez-vous bien vous cacher ! — À propos, Monsieur, vous n’avez pas vu ma jambe.

Et avant que Serio eût pu faire un geste, elle avait posé son talon sur la table, et sa robe relevée laissait voir jusqu’à la jarretière la plus jolie jambe du monde, chaussée d’un bas de soie transparent.

Je me tournai vers Serio. Il ne parlait plus, il ne bougeait plus, sa tête s’était renversée sur sa chaise. Il était évanoui.

Zubiri se leva ou plutôt se dressa debout. Son regard, qui la minute d’auparavant exprimait toutes les coquetteries, exprimait maintenant toutes les angoisses.

— Qu’a-t-il ? cria-t-elle. Eh bien, es-tu bête !

Elle se jeta sur lui, l’appela, lui frappa dans les mains, lui jeta de l’eau au visage ; en un clin d’œil, fioles, flacons, cassolettes, élixirs, vinaigres, couvrirent la table, mêlés aux verres à moitié vides et au poulet à demi mangé. Serio rouvrit lentement les yeux.

Zubiri s’affaissa sur elle-même et s’assit sur les pieds de Serio. En même temps elle prenait les deux mains du peintre dans ses petites mains blanches et qu’on eût dit modelées par Coustou. Tout en fixant sur les paupières de Serio qui se rouvraient des yeux éperdus, elle murmurait :

— Cette canaille ! se trouver mal parce que je montre ma jambe ! Ah bien ! s’il me connaissait seulement depuis six mois, il en aurait eu des évanouissements ! Mais enfin, tu n’es pas un crétin cependant, Serio ! tu sais bien que Zurbaran a fait mon portrait toute nue...

— Oui, interrompit languissamment Serio. Et il a fait une grosse femme lourde, une flamande. C’est bien mauvais.

— C’est un animal, reprit Zubiri. Et comme je n’avais pas d’argent pour payer le portrait, il l’offre en ce moment-ci à je ne sais plus qui, pour une pendule ! Eh bien, tu vois bien, il ne faut pas te fâcher. Qu’est-ce que c’est qu’une jambe ? D’ailleurs, il est certain que ton ami sera mon amant. Après toi, vois-tu. Oh ! en ce moment-ci, Monsieur, je ne pourrais pas. Vous seriez Louis XIV que je ne pourrais pas. On me donnerait cinquante mille francs que je ne pourrais pas tromper Serio. Tenez, j’ai le prince Cafrasti qui reviendra un de ces jours. Et puis, un autre encore. Vous savez, on a toujours un fonds de commerce. Et puis il y a des gens qui ont envie de moi. Il y a toujours des curieux qui ont de l’argent et qui disent : — Tiens, je voudrais passer une nuit avec cette créature, avec cette fille, avec ces yeux, avec ces épaules.